Livres d’artiste / vox populi
Publié le 04/11/2016 à 10:00 - 5 min - Modifié le 02/12/2016 par Dalli
Posture libertaire, production alternative, plaidoyer pour une oeuvre si peu...ordinaire
L’art tout contre soi
Le principe d’œuvre itinérante, transportable dont on peut se délecter partout, à tout instant en toute circonstance, la partager, la faire circuler, la faire sienne, ce caractère nomade et velléitaire du livre d’artiste rejoint l’idée d’une science nomade mise en exergue par Guatari et Deleuze ( Marcher, créer de Thierry Davila).
Il s’agit d’une œuvre pour « être à soi », d’une œuvre qui concède tous les actes d’appropriation : butinage, braconnage, papillonnage, glanage, grappillage …selon tous les modes : caprice, désinvolture, distraction, rêverie …
Lorsque un livre fait œuvre, quelle est-elle?
Leszek Brogowski érige le livre comme l’acte même de la pensée dans son exercice public « ni un objet comme un autre, ni une marchandise comme une autre parce que dans les plis du livre est logée la pensée de l’auteur, par conséquent la matérialité du livre enveloppe ce qu’il y a de plus intellectuel »
Une œuvre concevable
Elle est discrète, artificieuse, tiraillée entre son look livresque, il faut l’admettre, hermétique parfois, et tout autant par sa nature intrinsèque d’œuvre qui peut échapper à la première perception.
Trop : minimaliste, abstraite, intellectuelle… : TROP !
De cette ambiguïté, dualité, de ses paradoxes nait l’insaisissable objet assujetti désormais à une définition historique, classique, admise, celle d’ Anne Moeglin Delcroix…
Celle-ci est réévaluée, rediscutée, contestée, élargie, rompue aussi car les œuvres, par principe, aiment échapper à la classification mais s’y rapportent comme à une famille de pensée lorsque on les contraint historiquement, thématiquement, stylistiquement.
Ainsi Maxime Chanson recense et classe les artistes selon un registre nouveau : “moteur et moyen” avec des entrées inédites :
Comprendre la société, Comprendre les mécanismes, Comprendre les limites, Faire du jeu, Ressentir…
Il est possible de lire :
Pour Claude Closky : Comprendre la société et ses codes pour montrer par la dérision leur caractère conditionnant ; ensemble contextuel établissant un rapport ludique au visiteur.
Pour Hans Peter Feldmann : Comprendre les mécanismes de la perception par la transposition de format ; objet à échelle humaine de type vestige de la culture pop.
Pour Didier Fiuza Faustino : Comprendre la société et ses codes pour démontrer leur caractère injuste et excluant ; objet à échelle humaine inscrit dans un rapport théâtral de menace-protection.
Il y a dans cette production du livre d’artiste un germe de liberté, une portée politique et sociale forte : la vox populi, la voix du peuple…Cette formule énigmatique sur laquelle les systèmes démocratiques sont fondés dixit Michel Poizat.
Dans sa lettre à Charlemagne, en 798 Alcuin alerte sur cet adage et « la nature turbulente de la foule toujours très proche de la folie ».
Utopies fictionnelles
Selon Jacques Rancière « La politique et l’art, comme les savoirs, construisent des fictions, c’est-à-dire des réagencements matériels des signes et des images, des rapports entre ce que l’on voit et ce que l’on dit, entre ce que l’on fait et ce que l’on peut faire »
En 2012, Jérôme Dupeyrat publiait un article «l’utopie démocratique du livre d’artiste» dans la revue graphiquement et mystérieusement titrée △⋔☼.
Le livre d’artiste se heurte depuis son émergence dans les années 60 à l’utopie démocratique qui avait initié sa forme et son système de diffusion. Yves Michaud clame « au nom de la démocratie, l’art contemporain est attaqué comme hermétique et raréfié, dénué de valeur de communication et donc inintelligible au public. »
Pourtant les intentions initiales contenaient le livre d’artiste dans une pureté banale, ordinaire, commune (comme l’avait voulu Dieter Roth) et de facto avant-gardiste. Il est devenu, avec le temps, objet de collection, de spéculations bibliophiliques pour un public élitaire… Cette forme artistique est contrainte au marché comme toutes les formes d’art le sont par un principe économique qui le rattrape avec insolence. Il est écartelé entre classification, académisation, et dissidence, anticonformisme.
Démocratie efficiente
Porter cette œuvre au plus grand nombre, au plus large public, c’est d’une certaine manière, être fidèle aux avant-gardes qui mêlaient l’art à la vie d’une façon militante, humaniste et naturelle tout à la fois en déjouant toute mythification ou aura passéiste.
Via ses sujets le livre d’artiste est parfois pamphlétaire, porteur de revendications, d’une préhension, au cœur des enjeux politiques et sociaux.
Ainsi, il dénonce (Thierry Maeder et AMI, Alors, c’est la guerre ?), il enquête (Jos de Gruyter et Harald Thys, Die Schmutzigen Puppen von Pommern), il acte (Eric Watier, Ceux qui ne détruisent pas ), il ironise (Bruno Peinado, Me myself & i ), il commémore (Erik van der Weijde), il proteste (Emmett Williams, Soldier), il milite (Denis Briand, V. L. D. D. P. ), il ritualise (Nikolas Fouré Voyage sur les mains) , il libère (Dorothy Iannone Censorship and the irrepressible drive toward love and divinity), il archive (Walid Raad, Oh god he said talking to a tree), il conceptualise (Philippe Artières et Ludovic Burel, Archives du biopouvoir), il transfère (Chris Burden Coyote Stories).
à la marge
Nathalie Heinich appelle à repenser la relation de l’artiste à l’œuvre et à la société. “L’engagement” , dit-elle, “tient essentiellement à la relation complexe entre l’art et la politique et leur jonction dans la notion d’avant-garde. (-) La marginalité qui caractérise l’avant –garde est d’autant plus ambigue qu’elle enferme les artistes dans une relation de dépendance et de rejet des institutions (la monstration de l’art en France étant largement prise en charge par le secteur public), alors même que leur marginalité par rapport au grand public est, elle, une réalité quasiment immuable. La portée et la signification politique des œuvres, si elles sont une réelle préoccupation des artistes, ne concernent en revanche qu’un public très restreint et à priori déjà sensibilisé à la question de la dimension sociale et politique de l’art”. “L’art contemporain est abordé par la figure de l’artiste et la fonction élitaire qui lui est confiée en régime démocratique”.
Vortex Populi
Ce projet réflexif sur l’espace public, la pratique architecturale actuelle donne la vedette à un élément de mobilier urbain corrélé aux luttes populaires : la barrière Vauban.
Le livre d’artiste de Didier Fiuza Faustino porte la vox populi, la voix du peuple en un Vortex populi qui redistribue les rôles, interroge la fonction. La barrière Vauban, artefact du pouvoir qui peut canaliser, interdire ou autoriser les foules se métamorphose en élément poétique, en jeu de construction, en farandole improbable, en chorégraphie graphique…qui sublime le détestable.
Tout procède du détournement : détournement du livre, détournement du réel, détournement de la fonction…
L’art prend le pouvoir!
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