Res, rem, dérives…vides et riens primordiaux
« Avec le vide, les pleins pouvoirs » Albert Camus
Publié le 30/10/2017 à 10:30 - 9 min - Modifié le 12/03/2019 par Dalli
L’automne serait résolument incorporel. La Biennale d’art contemporain de Lyon propose une divagation japonisante sur l’éther des mondes flottants et l'évocation immatérielle de l’homme. Emma Lavigne, commissaire, appelle dans ses intentions, « à une réévaluation de sa place dans le monde, afin qu’il en reste le navigateur avisé. » L’art contemporain ne virvouche pas : face aux rudesses verbeuses du moment, il laisse éclater la poésie du vide, insolent de plein, et le foisonnement du rien. Il s’agit bien pour l’artiste, comme l’écrit Anne Cauquelin, d’« ouvrir un monde » avec la « quête ou requête de traquer l’invisible, viser l’ineffable, désirer le rien, se vouloir transparent, effacer leurs traces, n’être rien. »
« Et toi doux espace où sont les steppes de tes seins, que j’y rêvasse ? »
Jules Laforgue in Complaintes
Les espèces d’espaces vivent ainsi avec seulement des mots, des signes, tracés sur la page blanche.
« Lorsque rien n’arrête notre regard, notre regard porte très loin. Mais s’il ne rencontre rien, il ne voit rien (…) : l’espace, c’est ce qui arrête le regard, ce sur quoi la vue bute » dira Georges Pérec.
Il est le produit fluctuant de pratiques artistiques, sociales et politiques. Si spatium au Moyen-âge dit la durée, le laps de temps autant que l’étendue spatiale, le mot connait une mutation sémantique au XVIIe avec Galilée (et ses thèses sur la matière). Blaise Pascal, Einstein, Trinh Xuan Thuan, Guy Debord, parmi beaucoup d’autres… pensent et démontrent le vide (constitutif de l’espace) substantiel.
Lorsque Nathalie Heinich interroge l’art, elle scande aussi l’histoire des vides, du rien dans l’art contemporain. Elle en dit les audaces, les provocations, souligne sa propension transgressive.
Il est question d’une révolution silencieuse puisque il ne se passe rien en 1910, lorsque Marcel Duchamp déplace, renverse un urinoir, introduisant un nouveau paradigme. Sa vente plus tard, en revanche, sera « tonitruante».
D’autres temps forts suivent :
Saburo Murakami (Gutai) joue la spatialité comme une partition visuelle déchirant avec son corps un mur de papier et créant une béance;
Rauschenberg, dans un geste iconoclaste, efface et ré-intitule le dessin de Willem de Koenig, attaquant le fondement et l’identité de l’œuvre;
Yves Klein expose radicalement le vide des zones de sensibilité picturale immatérielle à la Galerie Iris Clair qu’il qualifie de « Spécialisation de la sensibilité à l’état de matière première en sensibilité picturale stabilisée »;
Maurizio Cattelan déclare le vol d’une œuvre invisible…
La rétrospective Vides en 2009 « expose » l’inatteignable avec Robert Barry, Laurie Parsons, Robert Irwin, Roman Ondak…
Pour Laurent Le Bon, commissaire, c’est «une contribution différente dans cette course effrénée à la rentabilisation des espaces : une pause dans le flot de la production. »
Historiquement le vide a toujours fait partie intégrante de la « nécessité intérieure » décrite par Kandinsky, un vide construit, charnu.
Dérive, détournement, construire des situations.
L’intérêt de Guy Debord pour les problématiques spatiales initie une étude qui perdure notamment avec Pierre Marcherey et ses suiveurs toujours « à la recherche de l’espace perdu ».
Guy Debord et Gil Joseph Wolman conçoivent un mode d’emploi du détournement en 1956 dans la revue Les lèvres nues. «Retourner l’espace, le prendre à rebours, le désaproprier, le désorienter »… cette échappée des flux permet de s’affranchir des courants et cultive la substance du détour.
Avec Monsieur Drame l’artiste Marc Quer construit des situations éprouvant le vide existentiel. Il s’agit de relations amoureuses initiées sur le Net. Le verbe est fébrile, sec et sans concession. L’image triste connote une temporalité et un lieu impropre à l’Amour.
Les photos d’hôtels, au regard des échanges de mails, l’envisagent sale, furtif et glauque. Le systématisme, le processus de la rencontre se heurtent aux fractures sociales, intellectuelles …. On croise Marie Pierre et les autres, incorporelles. L’espace est topique (es topoï « lieux communs »).
Qu’il soit celui de la page, de l’écran, de la ville … l’espace architectural « œuvré en dur » reste essentiel dans l’ « entreprise d’être ».
être là, du MA à l’inframince,
dans le blanc, le néant, celui d’une page vide signifiant plus qu’une page écrite selon herman de vries, …le blanc mérité d’Opalka, le blanc des jardins zen, Le Blanc historique de Malévitch.
l’artiste activiste pourrait encore nous enjoindre aujourd’hui à jeter à l’art « une bouée dans cette mer de sang » en intéressant à cette cause tous ceux qui « montent la garde de la culture du peuple » et rappeler la nécessité de la création artistique « alors que le monde est occupé par le péché de la grande boucherie des peuples ».
il existe d’autres nuances …de blanc, de zen :
Le beat zen des années 50, le square zen de John Cage, le zen laiteux et prégnant de Doug Aitken avec Sonic Fountain II :
En Chine, on privilégie les blancs (kûbaku) et le néant (mu) parce qu’ils expriment une infinité de significations, de nuances possibles, de variables.
Un blanc, un silence, un arrêt, une pause : cette conjugaison de « vides » est aussi significative du Ma japonais tout à la fois unité de mesure, temps de silence dans la diction, le temps de…, celui que l’on prend pour …, le lieu de mouillage d’un bateau …
Ma no kankaku «est classé au registre des mystères et des paradoxes japonais».
Il relie et sépare tout à la fois l’espace et le temps, des « zones » libres concrétisées par l’architecture, par les jardins, où l’espace devient « expériences » comme en attestent le Petit traité du jardin ordinaire et le fameux Sakuteiki qui explore le blanc des jardins secs.
Parent du MA, L’inframince, (concept esthétique et intellectuel) écart, interstice,… incarne aussi cette ténuité ultime au point d’être presque invisible, l’idée d’invisibilité. il s’agit chaque fois de “produire des intensités par soustraction” écrit Thierry Davila et d’amorcer
« une phénoménologie de l’imperceptible où la singularité et l’action différentielle s’expriment non seulement dans des dimensions réduites —le fait d’enlever de l’épaisseur et donc de l’évidence formelle—, mais encore par des opérations jouant sur la durée, la lenteur et le retard. »
Vide stoïcien
Flux, tensions, dilatations, contractions, limité et illimité, fini et infini, continu, discontinu, surgissement et dissolution : les respirations que livrent les hétérotopies de Noémie Goudal se figent aux confins d’un monde où les architectures invitent autant à la rêverie qu’ à l’observation scientifique de l’espace. Les observatoires ont ici des accents d’architecture brutaliste et des encrages au sol flottants.
Le pneuma de ses photographies valorise le vide, l’invisible, le processus que cache définitivement l’œuvre. On pense aux lieux imaginaires (Alberto Manguel, aux Cosmic Architectures in India, d’Andreas Volwahsen). Le vide s’ancre et se pérennise.
Henri Michaux attrape le vide par le verbe, avec les mots d’une poésie philosophique et charnelle.
« Le vide ? Un vide, tellement différent de celui qu’on connait, vide qui est aussi bien étalement que soustraction et autant excès que perte. Violent, actif, vivant. Nappe qui serait sphère aussi et indéfiniment prolongé pour faire un vide augmenté incessamment, à dépasser, toujours nouvellement à subir, averse de Vide, qui sans cesse revient, re-vide, ne dépend de rien, n’a pas de raison de s’arrêter, qui dissipe tout ce qui est autre que le vide et souverainement oblige à n’assister qu’au Vide, à se rassasier du Vide. »
Matrice expérimentale, gloire du zéro
” Nous ferions comme si de rien n’était, si nous n’étions de temps en temps happés par le flou, ou le vague, ou encore par une sorte d’incomplétude dont nous trouvons le reflet dans les œuvres de l’art ; c’est dans ce domaine que l’invisible est le plus visible.” (-) écrit Anne Cauquelin,
Si les physiciens créent de la lumière à partir du vide, les artistes jonglent avec les flux, les quanta, le vide quantique, cet espace où les particules vont et viennent volant et restituant presque simultanément l’énergie furtivement empruntée avec fulgurance.
Dorothée Smith et Antonin Tri Hoang valorisent une substance radioactive (découverte imaginaire de Marie Curie qui l’aurait volontairement tu) susceptible de modifier l’espace-temps et de générer des formes : le Saturnium.
Les artistes ont libéré le zéro de ses connotations négatives. L’astrophysicien Trinh Xuan Thuan continue à en observer l’étrange nature et vie (manifestation du vide en mathématiques) et son rapport à l’infini (un nombre divisé par zéro ouvre l’infini, un autre nombre divisé par l’infini aboutit au zéro) .
Malévitch appellait à « Se transformer en zéro des formes » dans la sphère du vide.
Heinz Mack, Otto Piene et Günther Uecker, avec le groupe ZERO, pensaient “au compte à rebours avant le départ d’une fusée – Zero est la zone incommensurable, dans laquelle une situation ancienne se transforme en une situation nouvelle et inconnue.”
La confrontation au vide peut être autant cérébrale que plastique. Aujourd’hui Viriya Chotpanyavisut brouille les repères spatiaux, les mécanismes de l’oeuvre, éprouve la plasticité du vide, le vertige spatial.
« Dans ma pratique photographique, il y a sans cesse un passage entre le monde intérieur et extérieur. Depuis quelque temps, je sentais que la photo était déjà en moi, avant même d’exister. C’est comme si je connaissais déjà certains territoires pour en avoir rêvé de semblables. Parfois, j’entame des recherches avant de concrétiser la mise en scène, je dessine et élabore des idées dans mes carnets. Mais au bout du compte, quel que soit le travail réalisé en amont et le temps que je lui consacre, c’est toujours me lancer dans le vide. »
Le rien, le vide sont pluriels, omniprésents, indispensables : « le vide est la matrice de tout », c’est The big nothing comme titrait l’exposition éponyme de 2004 à Philadelphie…Leur nature porte autant à l’absurde qu’à l’étude :
Jean Luc Nancy introduit ainsi celle qui le confronte à l’art contemporain ” le vide n’est empli de rien, il n’est pas vide. Rien c’est la chose même, res-la chose latine- qui à l’accusatif rem est devenu rien pour dire « chose », une chose”.
Rien, juste un himorogi (tout à la fois clotûre du vide, l’espace pur et l’arbre) dédié à ceux qui paraissent n’être rien aux yeux de ceux qui pensent avoir réussi.
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