Les souterrains de Lyon
Le patrimoine invisible de Lyon
Publié le 25/11/2016 à 10:00 - 25 min - Modifié le 22/11/2016 par pylandron
Patrimoine méconnu, parce qu’inaccessible au public, les sous-sols lyonnais entretiennent bien des fantasmes autour de Lyon, ville occulte et mystérieuse. La réalité n'est pourtant pas moins fascinante : réserve d'eau ou entrepôts cachés, chausse-trappes ou passages secrets, tunnels d'évasion ou caves labyrinthiques d'abbayes, ces vestiges en creux témoignent d'une histoire « en coulisses » de la ville. Une bonne raison de se mobiliser pour la sauvegarde de ce patrimoine aujourd'hui encore menacé par des projets immobiliers.
Sommaire
Introduction
1. Lugdunum : ville d’eau
2. Lyon : la ruée vers l’eau
3. Des souterrains aux oubliettes
4. Deux mille ans de souterrains
5. La sagesse des anciens
6. Des quartiers à haut risque
7. Indésirables visiteurs
8. Collectionneurs de souterrains
Bibliographie
Introduction : Archéologie préventive
Le 12 octobre 2009, le service archéologique de la Ville dévoile les conclusions d’une étude menée sur un réseau de souterrains menacés par la rénovation du tunnel de la Croix-Rousse. Le tracé du second tube aménagé pour les déplacements doux empiète en effet sur une partie de ces souterrains. C’est une grande première : les « cataphiles », amoureux des tunnels, catacombes et autres puits, espéraient depuis des années une prise de position « officielle » par la Ville de Lyon sur ce patrimoine souterrain lyonnais. Beaucoup regrettaient qu’aucune étude sérieuse n’ait jusqu’alors été entreprise pour comprendre, recoller les morceaux de l’histoire : « On compte seulement trois livres sur les souterrains. Ce patrimoine n’est pas du tout mis en valeur », expliquent ces passionnés. Au contraire, disent-ils, la sécurisation des lieux a souvent été le prétexte de négligence face à certaines découvertes – on se souviendra par exemple de la mise à jour d’ossements dans un tunnel, vestiges archéologiques qui furent aussitôt ensevelis sous une chape de béton sans qu’aucune analyse n’ait été entreprise sur ces dépouilles.
Une pétition qui a recueilli plus de trois mille signatures d’internautes sensibles à la préservation de ce patrimoine, n’est sans doute pas étrangère à ce revirement de la part des autorités. La polémique déclenchée par le percement du tunnel de la Croix-Rousse sur l’emplacement d’un tronçon du réseau le plus emblématique aux yeux de ces cataphiles, les arêtes de poissons, a le mérite d’avoir rendu possible le dialogue entre la Ville et ces amateurs de spéléologie urbaine, devenu par la force des choses des spécialistes du sous-sol lyonnais, et principaux défenseurs de ces souterrains. Ces derniers demandaient alors la mise en œuvre d’une étude sérieuse de ce réseau, la préservation de l’essentiel de sa structure, une réflexion autour de son ouverture au public, voire même son classement à l’UNESCO comme patrimoine de l’humanité.
Gilles Buna, alors adjoint au maire de Lyon délégué à l’Urbanisme, se montrait rassurant au sujet des dégâts occasionnés par les travaux de percement du tunnel : « La nécessité de préserver le réseau est bien prise en compte, de même que la volonté de ne pas l’endommager par des effets collatéraux. C’est dans le cahier des charges. » La Ville montre là qu’elle reconnait la valeur patrimoniale de son exceptionnel sous-sol. Elle n’est pas non plus hostile à l’ouverture au public d’une partie de ces souterrains, même si, il faut l’avouer, leur accès soulève de nombreux problèmes : « Personnellement j’y suis favorable. Le moment est venu d’étudier les conditions de mise en sécurité, et peut-être d’éclairage partiel des arêtes de poisson. D’appréhender aussi les conditions financières en termes de coût et d’apport s’il y a un développement touristique. En même temps, rien n’est décidé. Sera-ce pour un large public ou un public de spécialistes ? » Un projet qui aurait les faveurs de l’OCRA (Organisation pour la Connaissance et la Restauration d’Au-dessous-terre), ainsi que l’explique Emmanuel Bery, son président : « On n’a pas le droit de priver les Lyonnais d’avoir accès à leurs souterrains, d’autant qu’il y a une réelle faisabilité. Les galeries sont larges, hautes, tout à fait praticables ». Si la proposition semblait faire consensus à l’époque, elle n’a pourtant pas abouti avec la fin des travaux sous la colline de la Croix-Rousse. Pire, l’intégrité des arêtes est aujourd’hui remise en question par un projet immobilier : « La ville de Lyon prévoit de transformer d’ici à 2019 l’église Saint-Bernard en « centre d’affaires et de détente ». Inachevée, fermée en raison de l’instabilité du terrain, désacralisée, cette église a été construite à l’aplomb des arêtes de poisson. Un puits s’ouvre exactement sous sa nef. Il est question d’y aménager trente-deux espaces de bureaux » (Richard Schittly, article paru sur le site de Le Monde).
Le classement de ces galeries au patrimoine mondial de l’humanité n’est pas envisagé : « Elles ne sont pas menacées car elles sont utiles. Elles confortent le sous-sol et sont indispensables au drainage des eaux », explique Olivier Mecheri, responsable de l’unité Grand travaux et galeries de la direction des eaux du Grand Lyon. Il n’y a donc pas lieu de demander un classement historique en vue de protéger ces galeries car « fou serait celui qui voudrait détruire ces balmes » disait Gilles Buna il y a quelques années.
Pendant longtemps, l’existence du réseau des arêtes de poissons (ou réseau des fantasques) est demeuré un mystère : aucune archive ne les mentionnait, et leur structure très singulière laissait place aux spéculations les plus folles.
Le diagnostic réalisé par E. Bernot, C. Ducourthial pourrait enfin lever un pan du voile. Première observation : l’étendue du réseau dit des arêtes de poissons est plus importante qu’on ne le pensait jusqu’alors. Gilles Buna : « Incontestablement, les fouilles menées permettent d’appréhender un réseau complexe et plus étendu qu’on ne le pensait, permettent aussi de le dater du XVIe siècle. Enfin, et ce n’est pas le moins excitant pour l’imaginaire, on est en mesure de lui donner une fonction à partir de cette citadelle construite pour surveiller les Lyonnais. Ces galeries servaient de refuge et d’accès pour les militaires, de dépôt de munitions légères et de manière discrète, offraient la possibilité de se déplacer. Ceci jusqu’en 1585, lorsque la ville obtient du pouvoir royal, qu’on détruise cette menace. »
La construction des galeries est amplement détaillée par le rapport : « Toutes ces galeries sont à l’origine maçonnées et présentent une homogénéité de construction absolue, tant dans leurs gabarits que dans les matériaux mis en œuvre ; seules les hauteurs peuvent varier d’une arête à l’autre. A l’exception de quelques grès provenant du substrat local, les maçonneries sont composées de calcaire finement cristallin de couleur beigeâtre à rosâtre (calcaire de l’Aalénien). Les finitions apportées aux galeries ainsi qu’aux puits sont similaires d’un bout à l’autre du réseau. Ainsi, les joints beurrés de leurs parois ont systématiquement été soulignés à la pointe de la truelle et un mortier de finition a été appliqué à la jonction des parois et des retombées de voûte. Ce travail semble avoir été en partie réalisé par des enfants comme en témoignent plusieurs empreintes de mains et de très nombreuses traces de doigts, formant parfois des dessins, laissées dans le mortier frais. Enfin, le sol des galeries est formé d’un radier en hérisson recouvert d’une chape de mortier de bonne tenue. Le radier empêche la formation de poches d’eau à la base des murs ; il en garantit ainsi la bonne conservation dans le temps. La chape et le hérisson permettent de stabiliser les parois des galeries qui ne sont généralement pas fondées plus profondément que la base des radiers ».
De ces quelques observations une hypothèse émerge : « L’homogénéité de la maçonnerie comme l’absence de trace de reprise montrent que le réseau en arêtes de poisson forme un ensemble architectural cohérent qui, de la rive du Rhône au plateau de la Croix-Rousse, relève d’une seule et même campagne de construction. Dans l’état actuel de la recherche, tous les éléments concordent pour faire du réseau en arêtes de poisson un accessoire de la citadelle royale de Lyon (citadelle Saint-Sébastien), construite en 1564 sur la plateau de la Croix-Rousse, sur l’ordre de Charles IX et démantelée à la demande et aux frais de la Ville en 1585. (…) Cette galerie de circulation a deux fonctions : permettre d’accéder à la forteresse à l’insu de la population lyonnaise contre laquelle elle est tournée, d’une part, et desservir de l’autre, par l’intermédiaire de puits, les deux zones de stockage qui se développent à un niveau supérieur : les arêtes de poisson (stricto sensu) et les salles de la partie nord du réseau. Chacun de ces entrepôts souterrains est en outre desservi par une galerie qui lui est propre ».
Hypothèse confirmée par la découverte dans les archives de la ville de Turin d’un plan d’espion qui donne le tracé d’une citadelle construite en 1564 par le roi Charles IX (fils de Catherine de Médicis) sur lequel on retrouve le tracé des galeries mises à jour. « C’est l’hypothèse la plus vraisemblable et la plus séduisante que nous avons retenue après un jeu de déduction », explique Cyril Ducourthial, co-responsable de l’étude. Emmanuel Bernot, archéologue et co-auteur du rapport, quant à lui s’enthousiasme : « On ne connaît aucun autre exemple d’un souterrain de cette ampleur en France et à l’étranger ». Un patrimoine exceptionnel donc, sur lequel le chantier sous la colline pourrait enfin attirer l’attention des lyonnais.
1. Lugdunum : ville d’eau
Leur position dominante sur les marais alentours a toujours conféré aux deux collines lyonnaises un statut stratégique particulier. Très tôt, Fourvière fut investie par les Romains, et d’un camp de ravitaillement lors de la guerre des Gaules sous Jules César, la colline devint rapidement le berceau de la Lugdunum antique, capitale administrative et religieuse des trois Gaules (Lyonnaise, Aquitaine, Belgique). La ville connut un phénoménale essor à peu près à l’époque où l’empereur Claude, qui y naquit en l’an dix avant Jésus Christ, accorda aux habitants de Lyon les privilèges de la citoyenneté romaine, sous la forme des fameuses Tables Claudiennes, exposées au Musée Gallo-romain de Fourvière.
Située au carrefour commercial de l’Europe, Lugdunum devint une ville gallo-romaine commerçante qui bénéficia du savoir-faire romain en matière d’urbanisme. Car si la situation géographique de la cité était idéale, sa situation géologique l’était beaucoup moins. La composition géologique de la colline de Fourvière, en effet, la rend particulièrement fragile à l’infiltration des eaux. Composé en surface de sables et de graviers glaciaires, son sol laisse s’infiltrer les eaux de pluie, retenues en profondeur par une couche imperméable d’argile verte. Une partie de cette eau s’écoule naturellement sur les flancs de la colline, sous la forme de sources claires. Les Gaulois avaient trouvé contre ces flancs hospitaliers un havre prospère. Mais dès lors qu’une cité de la taille de Lugdunum s’y était établie, les habitants de la colline ne pouvaient plus ignorer le problème de drainage de ses eaux souterraines : heureusement, Lyon bénéficia de l’expertise inégalée des Romains sous la forme d’un double réseau aquifère : une série d’aqueducs et de réservoirs souterrains qui permettaient d’approvisionner la ville en eau, tandis qu’un second réseau de galeries souterraines servait au contraire à évacuer l’eau infiltrée dans le sol poreux de la colline. Ces ouvrages deux fois millénaires suscitent encore l’admiration des techniciens aujourd’hui chargés de consolider les cavités qui grèvent le sous-sol des deux collines ; généralement, ces galeries sont celles qui posent le moins de problèmes de consolidation, certaines portions pouvant même être conservées en l’état. Le percement de ces galeries nécessitait pour les plus longues de les faire avancer de puits en puits par lesquels on pouvait évacuer les déblais durant les travaux, et qui plus tard serviraient de regard pour l’entretien de ces galeries. Le réseau ainsi constitué pouvait donc être relativement complexe. On reconnait les galeries de drainage romaines à leur gabarit, généralement 1,80 m de haut pour 1,20 m de large, et leur maçonnerie soignée.
2. La ruée vers l’eau
Après quelques siècles d’abandon, la Ville se concentrant sur les bords de Saône entre Saint-Georges et Saint-Jean, les Lyonnais réinvestissent les collines, Fourvière et la Croix-Rousse, et conquièrent la Presqu’île.
Avec une population grandissante, le problème de l’approvisionnement en eau potable se pose à nouveau, mais, sans véritable vision urbanistique : chacun creuse son puits. Sur la Presque-île, une fois les lônes asséchés, il suffit de creuser les alluvions pour trouver de l’eau potable. Sur les collines, quand on ne rencontre pas immédiatement la nappe, on entame le forage d’une galerie horizontale au fond du puits. Souvent le terrain ne permet pas de creuser des galeries rectilignes, et il n’est pas rare qu’on débouche par hasard – quand ce n’est pas délibéré – sur un puits creusé par son voisin. On peut aussi creuser directement un tunnel sur le flanc des collines, et capter une source. Bref, les puits privés constellent le sous-sol lyonnais d’un enchevêtrement anarchique de petits réseaux de galeries fermées, dont il n’existe aucune trace consignée, sinon, rarement, sous la forme des minutes rédigées à l’occasion d’un procès pour détournement de source.
S’y ajoutent les galeries souterraines, de plus grande envergure, des nombreux couvents installés sur la colline. On prête au couvent des Colinettes, fondé sur la Balme Saint-Clair en 1665 grâce à la générosité de la marquise de Coligny, la réalisation d’une partie du fameux réseau des Fantasques. La construction d’un aqueduc souterrain a été consignée dans un rapport d’activité du couvent daté de 1761. On en a même conservé un plan : un conduit tortueux et de petite taille conduisait l’eau dans un réservoir près du mur d’enceinte (situé au niveau de la rue des Fantasques) en passant sous les fondations du mur extérieur (rue Magneval et Adamoli).
Bien avant qu’on ne mette à jour le théâtre Odéon au sommet de la colline de Fourvière, l’ordre religieux des Visitandines du couvent de l’Antiquaille, avait déterré un trésor insoupçonné de l’architecture antique : un aqueduc souterrain, ouvrage fort utile à un endroit où l’eau était rare. Au cours des années 1770, les religieuses font effectuer des travaux de rénovation, construisant des réservoirs afin de clarifier l’eau recueillie de différentes sources, creusant des puits et une voûte souterraine de dimensions considérables.
C’est aux militaires qu’on attribue l’origine des fameuses « arêtes de poisson », une série de galeries du réseau des Fantasques disposées de part et d’autre d’une travée centrale à l’image… d’une arête de poisson.
3. Des souterrains aux oubliettes
Jusqu’au XIXe siècle, l’existence de ces galeries est connue ; on en réhabilite même certaines laissées à l’abandon pour les réutiliser. Mais la distribution de l’eau s’organise petit à petit. C’est d’abord la construction de pompes sur les fleuves, dont celle de la Société de Gaz de Lyon conçue par Dardelle et destinée à approvisionner la Croix-Rousse dès 1850, puis, à partir de 1892, le percement du canal de Jonage, gigantesque ouvrage hydroélectrique, qu’on compara, à l’époque, au canal de Suez, et qui allait révolutionner le rapport des Lyonnais à l’eau. Pour autant, les Lyonnais n’ont pas renoncé à puiser l’eau directement sous leurs pieds. C’est d’ailleurs à l’utilisation de ces puits que les rapports de l’époque attribuent les épidémies de choléra qui ponctueront la deuxième moitié du XIXe siècle. Victor Augagneur, maire de Lyon en 1900, rendra obligatoire l’utilisation de l’eau fournie par les captages de Saint-Clair pour éviter les épidémies. Le destin de ces galeries est scellée : désormais inutiles, elles vont disparaître du quotidien des Lyonnais, pour reprendre place presque un siècle plus tard dans leur imaginaire collectif.
4. Deux mille ans de souterrains
A la fin du XXe siècle que reste-t-il de ce réseau souterrain ? Un sous-sol grevé de petites galeries, regroupées en réseaux fermés, rarement très longs. Creusées au cours de plus de deux mille ans d’histoire, ces galeries sont surtout remarquables par leur variété, et l’impression qu’elles donnent d’être le fruit de mille tentatives inabouties de construire le labyrinthe idéal qu’elles sont dans l’imaginaire populaire.
Charles Veillard, géomètre expert auteur d’une notice sur La ville de Lyon souterraine, classe ces galeries en quatre grandes catégories en fonction de l’entretien qu’elles nécessitent : les galeries creusées à même la terre (voire la pierre : c’est le cas de la galerie qui alimentait le couvent des Chartreux au XVIIIe creusé à la poudre dans le granit), sans maçonnerie, sont les plus nombreuses, et aussi les plus dangereuses, puisque très instables. Les réseaux constitués de petits systèmes d’écoulement des eaux, comme des tuyauteries ou de petites galeries, pas forcément destinés à être enterrés à l’origine, présentent un autre danger : celui de contrarier l’équilibre hydrographique du sous sol ; même si d’une certaine façon elles participent de cet équilibre, leur fragilité devient du coup une menace. Les galeries maçonnées, si elles sont parfois en mauvais état, présentent nettement moins de risque que les conduits creusés dans la terre, mais il est rare de trouver de longues sections ainsi maçonnées : la plupart du temps, un réseau passe d’un couloir renforcé à un tunnel creusé en pleine terre. Enfin, les réseaux de canalisation romains ont défié les siècles, et ils ne nécessitent souvent que des travaux de consolidation mineurs.
Si, dès la fin du XIXe, on commence à prendre conscience du danger potentiel que représentent ces galeries (le quartier de Saint Bernard sur la Croix-Rousse connait ses premiers « tremblements d’immeubles » en 1891), il faudra la catastrophe de 1930 pour que soient réellement prises des mesures de prévention contre leur affaissement.
5. La sagesse des anciens
En 1930, on a cessé de creuser des puits. Un compte rendu daté du 12 mai 1925 avait mis en garde la Mairie sur la fragilité de certains terrains sur Fourvière, indiquant qu’ « il existe au flanc de la colline une zone de fissures manifestée par des éboulements souterrains et des lézardes… », une situation dûe à « l’existence d’un véritable réseau de galeries souterraines. » Le 6 novembre, un cantonnier en tournée remarque d’inhabituelles fissures suintantes sur un mur de soutènement qui borde la montée du Chemin-Neuf, juste au-dessous de l’hôpital de l’Antiquaille. Il signale l’anomalie. Toute la semaine, loin de se tarir, l’écoulement semble redoubler d’intensité, et le 12 novembre, les services de la Ville interdisent la circulation aux poids-lourds sur la montée du Chemin-Neuf.
La nuit même, à une heure du matin, le mur de soutènement, sous la poussée des eaux infiltrées dans le sous-sol du jardin des Chazeaux, finit par céder. Une coulée de terre et de rocs s’abat contre l’immeuble du numéro 5 de la montée du Chemin-Neuf. Les pompiers ne tardent pas à arriver. La montée est obstruée, mais les dégâts matériels paraissent limités à cet immeuble. Les pompiers s’affairent pour tirer les blessées des gravas, tandis qu’une masse énorme se détache à nouveau du flanc à nu de Fourvière. Sur quatre cent mètres, la nouvelle coulée va tout balayer. Les immeubles sont tranchés en deux à l’endroit tracé par le lit de la rivière de boue. On compte 39 victimes dont 19 sapeurs pompiers (20 % de l’effectif de l’époque), et quatre gardiens de la paix.
La Ville souhaite alors engager de grandes mesures préventives, et, donc, de comprendre les raisons du glissement de terrain. Les soupçons de l’ingénieur qui, en 1925, avait appelé à se pencher sur l’état du sous-sol des collines, se voient confirmés dans une note remise au Maire de Lyon en 1952 : « La catastrophe de Fourvière avait été provoquée par l’affouillement de la colline dû à des infiltrations d’eau. Une étude entreprise par des experts permit de déceler la présence de plusieurs nappes aquifères et de galeries très anciennes, la plupart effondrées». En fait, avec le développement du réseau public de distribution d’eau, les habitants de Fourvière ont peu à peu abandonné l’usage de leurs puits. Ceux-ci ont cessé d’être entretenus, se sont obstrués, bouleversant l’équilibre aquifère du sous-sol de Fourvière : en permettant l’évacuation de l’eau avant qu’elle ne s’accumule sur la couche argileuse, les galeries agissaient comme des soupapes de sécurité.
Même si dans ce cas, les galeries ne sont pas directement responsables de l’affaissement du terrain, les études vont révéler leur prolifération sous les deux collines et les tirer de l’oubli. Une commission chargée de la surveillance des immeubles est constituée, la Commission des Balmes (par « balmes » on désigne à Lyon les côteaux, pentes ou talus). Ses prérogatives vont évoluer, d’abord en 1951, où son rôle se voit élargi à la surveillance des terrains, puis surtout en 1977, où elle prend la forme qu’on lui connait de nos jours : « Cette Commission aura pour mission de rechercher si les immeubles ou les terrains signalés présentent des signes de danger nécessitant l’application de mesures de sécurité, notamment l’évacuation des lieux. Elle pourra proposer toutes les mesures particulières ou générales susceptibles de prévenir les accidents. »
Constituée d’experts en géotechnique et en géologie (et aujourd’hui de spécialistes du Service des Galeries du Grand Lyon, d’ingénieurs et de techniciens du Service des Balmes de la Ville de Lyon), cette commission n’a cependant qu’un rôle purement consultatif, en particulier, de nos jours, dans le cas d’octroi de permis de construire.
Elle va cependant, à partir de 1977, notamment à la suite de l’effondrement d’un immeuble au niveau du 14bis cours d’Herbouville (qui fera trois victimes), engager un ambitieux travail de prospection des risques géologiques liés au sous-sol lyonnais. Cette étude aboutira au classement en zones à risque géotechniques et à l’application d’une réglementation municipale sous la forme d’un arrêté du maire en date du 16 mars 1999. La Ville organise la surveillance active de ces zones à risque : régulièrement une équipe de spécialistes les sillonne, à l’affut de la moindre fissure suspecte sur la façade d’un immeuble, du moindre affaissement de chaussée. Si une lézarde importante est constatée sur un mur, on observe attentivement son évolution, en y apposant par exemple un témoin. Trois millimètres d’écart en quinze jours, et le propriétaire est alerté. Dans les années 90, la Commission gérait une trentaine de cas de ce type par an.
Parallèlement à ces études, la Ville de Lyon, consciente que la plus petite perturbation de l’équilibre du sous-sol pouvait engendrer une catastrophe en surface, se lance dans la rénovation de ses galeries. Pour l’anecdote, c’est à la suite de travaux de drainage des eaux sous le jardin des plantes qu’on avait découvert en 1957 l’amphithéâtre des Trois Gaulles.
6. Des quartiers à haut risque
Dans d’autres cas, ce sont ces galeries elles-mêmes, qui seront à l’origine d’accidents potentiellement aussi dramatiques. En juillet 1972, dans la cour d’une école de Saint-Just, un arbre est englouti par un cratère de huit mètres de profondeur produit par l’effondrement d’une galerie. Les incidents de ce type sont nombreux ; année record, en 1983, on ne compte pas moins de 80 sinistres, dont l’effondrement d’une villa rue Joséphin-Soulary. En 1991, juste derrière la scène du théâtre antique de Fourvière, un cratère béant doit être recouvert en urgence d’un bardage métallique…
Au début des années 60, les cantonniers de la Ville sont sollicités trop régulièrement pour refaire une même portion de chaussée à l’angle de la rues Grognard et de la rue des Fantasques. Le remblai qui consolide le sol ne semble pas tenir. Les services de la Ville mettent à jour un réseau de tunnels étroits. Dans le même quartier, en 1963, c’est sur un chantier qu’un cratère d’une centaine de mètres de circonférence se creuse brutalement sous l’effet d’un affaissement. Un formidable fracas mais pas de dégâts significatifs. On évacue une première fois les habitants d’un immeuble attenant sujet à de suspectes fissures ; puis quelques mois plus tard, les fissures se creusant davantage, la Ville décide de raser l’immeuble pour le remplacer par le jardin public de la rue Magneval. Pendant toute la durée de l’alerte, les services de la voirie sont intervenus sur les galeries pour éviter le pire.
Pourtant, il est probable qu’ils le firent en toute illégalité : en effet, quelques copropriétaires de l’immeuble évacué exigèrent d’être dédommagés de leur préjudice. La requête fut rejetée par le Tribunal en 1968, rejet confirmé par le Conseil d’état dans un arrêt qui fait jusqu’à présent jurisprudence en droit : les galeries souterraines sont des « Res nullius », c’est-à-dire des choses sans maître ; elles ne peuvent pas être considérées comme matériel urbain, et à ce titre les services municipaux ne sont pas tenus d’intervenir en cas de problème ; s’ils le font, ils n’engagent pas leur responsabilité. En fait, on peut même arguer qu’ils n’ont en théorie pas le droit d’intervenir sans l’accord des propriétaires des terrains traversés par ces galeries. Mais, fort heureusement, il n’y a personne pour leur contester ce droit.
Pour lever le problème de la responsabilité sans avoir à trancher celui de la propriété de ces galeries, un nouvel arrêt de 1991 stipule que « la grande profondeur des dites galeries, ainsi que leur ancienneté doivent faire regarder leur effondrement comme un accident naturel quels qu’en soient les propriétaires. »
7. Indésirables visiteurs
Son patrimoine souterrain semble embarrasser Lyon la lumineuse ; une face cachée dont elle se serait bien passée, en réalité. Car en plus des dangers que l’équilibre fragile du complexe de galeries représente pour les constructions en surface, il en est un autre plus directement lié aux galeries elles-mêmes. Celles-ci, n’étant ni entretenues, ni éclairées, ni suffisamment signalées, constituent « un danger pour la sécurité publique », ou à tout le moins pour les Lyonnais qui se risquent à s’y aventurer. En février 1989, un arrêté municipal règlemente sévèrement l’accès au réseau souterrain lyonnais : désormais n’y seront admis que les personnels de la Ville dûment assermentés (à l’époque le service compétent est la Division Prévention Sécurité Ville de Lyon – Service assainissement CoUrLy). Un arrêté aussitôt suivi par l’installation de serrures de sécurité et de cadenas sur la plupart des accès recensés par la Ville.
Si la municipalité s’est vue contrainte à de telles extrémités, c’est que depuis des années, le Lyon souterrain draine des touristes d’un genre un peu particulier : bottés, équipés de lampe torche, parfois harnachés comme des spéléologues, ces aventuriers urbains viennent raviver aux marges de la ville un frisson d’excitation qui n’aurait plus sa place dans les villes bétonnées. Les souterrains exercent sur les imaginations fertiles une fascination certaine.
On raconte même que si le Musée Gadagne a révisé dans l’urgence l’organisation de la sécurité de ses collections à la fin des années 80, c’est à la suite de l’irruption de deux aventuriers en herbe de 16 ans dans le Musée de nuit, par un souterrain qui débouchait directement à l’intérieur du Musée. Les deux adolescents, se contentèrent de décrocher un tableau pour voir si une alarme allait dénoncer leur présence.
Mais c’est moins ce genre de risque que redoute la Ville que le type d’accident qui survint à cet étudiant, parti avec quelques amis explorer une galerie de la Croix-Rousse en 1989. En descendant le long d’un puits sur une échelle sans doute rongée par d’épaisses concrétions calcaires, le jeune homme glissa et fit une chute de quinze mètres. Ses amis alertèrent aussitôt les pompiers, et l’aventurier maladroit fut tiré d’affaire.
On a vite fait d’imaginer de sombres rituels se déroulant à la lumière blafarde de bougies, pratiqués par de sinistres silhouettes encapuchonnées. Félix Benoit, spécialiste lyonnais de l’occultisme précise, non sans ironie, en parlant des souterrains, « qu’à [sa] connaissance, les sectes n’ont pas mis ce réseau à contribution. A tort, peut-être, car cela aurait rajouté à leur aura ténébreuse. » Impression confirmée par les habitués des tunnels : parmi eux, personne n’a jamais assisté à ce type de cérémonie, même si, parfois, on en retrouve des traces. Crucifix à moitié consumé, restes d’un malheureux poulet, pentacle dessiné au sol… Mais rien qui n’approche en quantité les cadavres de bouteilles, les journaux ou les bougies, voire même les seringues usagées. Plutôt que le repère des sectes, les souterrains ont été parfois celui des skins et des marginaux.
8. Collectionneurs de souterrains
Les véritables passionnés ont hérité du nom savant de « cataphiles », ou plus familièrement « catas ». Généralement férus de spéléologie, ils « pratiquent » les galeries comme on pratique un sport ; une bonne partie du plaisir qu’ils en tirent vient de la maîtrise de cet exercice.
0n en dénombre à Lyon une cinquantaine. La Ville, préférant sans doute savoir les souterrains entre les mains responsables de personnes qui savent où elles mettent les pieds, a fini par les tolérer. D’autant que ces passionnés sont respectueux des lieux, et n’hésitent pas à les nettoyer. Car si les cataphiles arpentent les souterrains en toute illégalité depuis l’arrêté de 1989, ils ont cependant été les premiers à applaudir la décision d’interdire l’accès des galeries au public. A leurs yeux, la dégradation des lieux, victimes de l’intérêt qu’ils suscitaient, devenaient préoccupantes.
En 1994, Jean-Luc Chavent, l’un des plus fervents de ces cataphiles lyonnais (et présentateur de « Vie de quartier » sur TLM), propose une solution pragmatique à la Ville pour éviter les intrusions dans les galeries, pourtant scellées : il suffit simplement d’en organiser l’accès. Pour concilier son besoin de partager sa passion avec la nécessité de réglementer l’accès à ces souterrains, il met sur pied un projet de visite du plus célèbre (et aussi l’un des plus sûrs) réseaux lyonnais, le réseau des Fantasques, et le soumet à la Municipalité. Il propose deux circuits d’une demi-heure, sur les 5km de réseaux constitués par l’ensemble des galeries des Fantasques, pour un coût d’aménagement s’élevant à 500 000 francs (75000 euros). La presse de l’époque s’enthousiasme pour cette idée, mais aucune suite n’est donnée au projet.
A l’heure actuelle, l’existence de ces souterrains semble pour Lyon davantage un embarras qu’une bénédiction. Il faut reconnaitre que seule une toute petite partie des galeries lyonnaises possède une vraie valeur archéologique ; leur véritable intérêt est ailleurs : car on ne peut pas leur dénier, malgré tout, une dimension patrimoniale.
Les souterrains de Lyon : patrimoine empoisonné ? Ailleurs, un tel patrimoine a pu trouver sa place dans l’écologie urbaine. On a su faire des catacombes à Paris, des souterrains de Provins, de véritables atouts touristiques, contribuant activement à valoriser une certaine image de la ville, à l’enrichir d’une facette moins « polie » sans doute, mais peut-être pour certains, plus « viscérale », et plus fascinante. Les arêtes de poisson des Fantasques méritent-elles un tel engagement ?
Nous remercions Eric Fuster pour les photos des souterrains illustrant cet article. D’autres très jolies vues de ces souterrains dans l’ouvrage Recueil du Lyon souterrain, vol.1. |
9. Bibliographie.
Des livres et DVD…
- Lyon souterrain, Joseph-François Artaud (1846)
- Voyage au ventre de Lyon, Christian Barbier (1994) réédition de Les souterrains de Lyon (1981).
- Recueil du Lyon souterrain, Eric Fuster (2006)
- L’énigme des arêtes de poisson, Walid Nazim (2011)
- Lyon secret, Felix Benoit (2004)
- Lyon magique et sacré, Jean-Jacques Gabut (1993)
- La catastrophe de Fourvière,
Jacques Perrodin (1981) - Histoire des eaux publiques de Lyon du XVIe siècle à nos jours,
Charles Guillemain (1934) - Géologie du Grand Lyon,
Noël Mongereau (2004) - Lyon, Secrets et légendes, Christian Salès (2006) DVD
- Les Souterrains du temps, Georges Combes (2015) DVD
Des articles…
- Un tunnel peut en casser un autre, in 20 minutes-Lyon du 26 sept. 2007
- Ils lancent une pétition pour sauver les souterrains, in 20 minutes-Lyon du 09 oct. 2007
- Les souterrains de Lyon menacés par le projet de tunnel, in Lyon Capital du 10 oct. 2007
- Souterrain de Lyon : un vrai gruyère, Lyon Mag’ du 1er avril 2006
- Pourquoi le sous-sol de Lyon est instable ? Lyon Mag’ du 1er mars 2002
- Réseaux souterrains de Lyon : un patrimoine caché à redécouvrir, in Le Tout Lyon
- Les souterrains de Lyon : sous les pavés les mystères du passé, Le Progrès du 28 Mai 1995
- Les réseaux de l’ombre, in Lyon-Figaro du 7 novembre 1991
- Les souterrains de Lyon, dans les galeries de la Croix-Rousse article paru dans Archéologia n°506 de janvier 2013.
Des sites internet…
- Le tout nouveau Inventaire du patrimoine mobilier et achitectural en Rhône-Alpes
- Les Arêtes de Poisson
- L’Organisation pour la Connaissance et la Restauration d’Au-dessous-terre – Lyon
- L’émission Quartiers de vie sur TLM.
- Des sites de cataphiles : Souterrain de Lyon, Urbex et Rurbex, Urbex et Rurbex, Urbex et Rurbex
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