Manchester forever

- temps de lecture approximatif de 13 minutes 13 min - Modifié le 23/06/2016 par Luke Warm

Même s'il existait une scène musicale mancunienne avant le punk (Bee Gees, 10CC, Herman's Hermit, Van Der Graaf Generator...), les concerts des Sex Pistols au Lesser Free Trade Hall les 4 juin et 20 juillet 1976 marquèrent une étape historique dans la construction de la légende de Manchester. Le public était peu nombreux (quelques dizaines) mais ceux qui assistèrent à ces concerts furent convaincus de passer à l'action : Peter Hook s'acheta une basse dès le lendemain, Morrissey écrivit au NME, Ian Curtis y vit une chance à saisir, Tony Wilson n'en sortit pas indemne (« je suis resté paralysé, la bouche grande ouverte »)... L'énergie dégagée par le groupe londonien et le fait que ses membres ressemblaient à son public décomplexa nombre de spectateurs refroidis jusqu'ici par la virtuosité assommante du prog rock.


C’est à cette époque que débuta la légende de Manchester qui au cours des décennies suivantes ne cessa pas de fournir à l’histoire des musiques actuelles des artistes ou des labels passés à la postérité : Factory, Joy Division puis New Order, Buzzcocks, The Fall, The Smiths, The Stone Roses, Madchester (Happy Mondays et cie…), Oasis, le label Blood & Fire, The Chemical Brothers, The Verve, Autechre, Wu Lyf… pour les plus connus (on aurait aussi pu parler de The Durutti Column, A Certain Ratio, Magazine, Simply Red, The Charlatans, James, Elbow, Doves, Lamb, Badly Drawn Boy, Mr Scruff, Starsailor, Ting Tings ou… Take That),…

 

Mais ces grands noms cachent une multitude d’autres formations ou labels que l’histoire a oubliés. En voici quelques exemples :

Stockholm Monsters :

Les Stockholm Monsters sont bien, malgré leur nom, de Manchester. Commencée sous les meilleures auspices (ils sont signés sur Factory, leur 1er single est produit par Martin Hannett, leur album par Peter Hook…), leur carrière (1980-1987) se fera dans le plus total et injuste anonymat (ils ne sont même pas cités dans le pourtant très exhaustif « Manchester music city 1976-1996 ». Quelques singles (6), un unique album qualifié à l’époque par le « NME » de « pire chose jamais donnée à entendre », quelques premières parties de prestige (New Order, The Smiths, Happy Mondays…) couronnés d’un insuccès chronique… et le lâchage de Tony Wislon qui mise tous ses espoirs sur des Happy Mondays débutants (ce qui aboutira, à terme, à la faillite de Factory).

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Incroyablement référencée (leur nom est inspiré de l’album de Bowie, « Scary monsters » qui sort l’année de leur formation), leur musique se révèle pourtant d’une fraîcheur et d’une audace incroyable. Pensez en même temps à Fad Gadget, The Smiths, Television Personalities, New Order, A Certain Ratio ou Bauhaus et vous aboutissez à Stockholm Monsters, groupe maudit à découvrir 30 ans après : post-punk aux mélodies pop, rock sombre et tendu mais aussi rythmé, guitares abrasives, trompette virevoltante et claviers inquiétants, voix intrépide entre la complainte et la rage… autant de caractéristiques difficiles à faire cohabiter. Le résultat sonne pourtant comme une évidence. Son destin sera pourtant à l’image de la musique du groupe, pleine de contradiction : à la fois sortie sur LE label des 80s et complètement oubliée des hagiographies.

Object Music


Object music logo

Label météorique, 13 singles et 17 albums, Object Music aura pourtant mis à profit ses 3 années d’existence pour découvrir des groupes méconnus mais importants tels que Spherical Objects et The Passage (groupe de Tony Friel, bassiste membre fondateur de The Fall dont il avait d’ailleurs trouvé le nom). Forcément punk et post-punk à l’image des autres labels apparus à l’époque (Factory, New Hormones, Rabid), le catalogue de Object Music avait pour particularité de privilégier les albums au singles, de s’ouvrir à d’autres esthétiques (musique expérimentale, improvisée, dub…), de signer des groupes non anglais (comme les américains de Tirez Tirez) et d’avoir érigé la collaboration comme grand principe de sa production à travers l’implication de ses groupes dans le collectif Manchester Musicians Collective.

Le label et ses groupes étaient promis à un bel avenir, Paul Morley, influent journaliste du NME, consacrant en janvier 1979 un article aux 3 plus prometteurs groupes de Manchester : Spherical Objects, The Passage et… Joy Division.

Spherical Objects était l’un des nombreux projets de Steve Solamar (de son vrai nom Steve Scrivener), également responsable du label. Spherical Objects, sur ces deux meilleurs albums Elliptical Optimism (1979) and Further Ellipses (1980), propose une musique inédite pour l’époque : résolument post punk, Spherical Objects injecte dans ses albums des références au garage des 60s, aux musiques latines, au gospel et utilise guitare acoustiques, harmonica, cuivres… Il disparaîtra du monde de la musique après 4 ans albums et le sabordage de son label souhaitant concrétiser son désir de changer de genre.

Seul The Passage survivra à la fin du label et continuera de publier des albums d’abord sur son propre label Night & Day puis sur le londonien Cherry Red, passant d’un post-punk volontiers expérimental et sombre sur leur premier album Pindrop à une production dans laquelle l’électronique prend de plus en plus de place. Malgré le soutien de John Peel, le succès ne sera jamais au rendez-vous et The Passage sera vite oublié même si des artistes comme Moby leur vouent un culte tenace (il samplera même le chant de Drugface pour son projet Barracuda).

La critique de l’album “Pindrop” du magazine Sound “Il s’agit d’un étonnant premier album par un groupe dont on ne sait rien. Les comparaisons sont vaines et confuses, mais les parallèles les plus appropriées pour le moment semblent être le Joy Division des débuts ou les plus récentes productions de Wire. Non, il n’y a pas de plagiat. Pindrop est aussi novateur et unique que 154 ou Unknown Pleasures l’étaient à leur sortie“.

Gods Gift


Gods+Gift+gg3

 

Contemporain des groupes déjà cités, Gods Gift laissera encore moins de traces dans l’histoire puisque malgré 5 années d’existence (1979-1984), le groupe ne publiera que 2 albums (sortis exclusivement en K7 et jamais réédités), 3 singles et une participation au Manchester Musicians Collective. Sans pose, sans concession, intègre jusqu’à la psychorigidité, volontiers nihiliste, le groupe paiera son éthique malgré la reconnaissance de ses pairs (dont Richard Boon des Buzzcocks qui les signa sur son label New Hormones… quelques semaines avant la fin de celui-ci). Si Joy Division fut à l’origine de la cold wave en proposant une musique et une esthétique sombre et romantique, alors Gods Gift aurait pu en être l’inspirateur le plus radical, mettant de côté toute mélancolie pseudo romantique au profit d’une noirceur insondable probablement inspirée de leur quotidien : le chanteur Steven Edwards, le guitariste Steve Murphy et au moins cinq des autres membres du groupe travaillaient au Prestwich Asylum, plus grand hôpital psychiatrique du Royaume-Uni. Le désespoir et la menace constante insufflés dans leurs paroles et leur musique viennent probablement de ce quotidien qui ne les lâchait même pas sur scène où Edwards gardait son uniforme de travail et Murphy jouait dos au public.

 

Il est clair qu’à la fin des années 70 et dans la première moitié des années 80, Manchester était l’une des capitales du post-punk. Pourtant, toujours par l’intermédiaire de Factory et de son groupe phare New Order, d’autres sons commencèrent à envahir les clubs et plus particulièrement l’Haçienda. Manchester devint en quelques années la tête de pont en Europe d’un nouveau son venu des Etats-Unis : la house.

Robs records


Robs records logo

Co-directeur de Factory, manager de Joy Divison (qu’il découvrit) puis New Order, considéré comme le véritable cinquième membre du groupe, Rob Gretton était pourtant avant tout intéressé par la soul ou la black music puis bientôt par la dance music. Une tournée et des concerts à New York avec New Order qu’il accompagne seront une véritable révélation pour le groupe et leur manager : ils découvrent des clubs tels que le Paradise Garage et le Studio 54 et décident de fonder dans leur ville natale l’Haçienda qui deviendra LE club mythique, véritable tête de pont en Europe de la dance-music américaine et initiateur de l’acid house et du second Summer of Love

Haçienda logo

Frustré de ne pouvoir laisser cours à son amour de ces nouveaux sons venus du continent américain sur Factory (la dance-music n’intéressait pas Tony Wilson), Rob Gretton décide de fonder son propre label, Robs records, sur lequel il signa A Certain Ratio et découvrira notamment Sub Sub (qui deviendront ensuite Doves après avoir vendu 250 000 exemplaires de leur hit “Ain’t No Love (Ain’t No Use)”), Mr Scruff ou J-Walk… Malheureusement, la décès brutal de Rob Gretton, d’une crise cardiaque en mai 1999, stoppa net l’aventure.

 

Muslimgauze :


Muslimgauze logo


Muslimgauze

De son vrai nom Bryn Jones, Muslimgauze a tout de l’artiste culte : engagement politique, discographie pléthorique, mort jeune. Son pseudonyme, contraction de Muslim (musulman en anglais) et de gauze (la gaze en anglais) marque son militantisme pour la cause palestinienne (la gaze tire en effet son nom de Gaza, ville de fabrication originelle de cette étoffe légère) mais sa musique peut parfaitement s’apprécier en dehors de toute adhésion à ses idées : musique électronique basée sur des samples de musiques traditionnelles du Moyen-Orient mais aussi parfois d’Extrême-Orient, aux rythmes quasi indus et répétitifs, aux influences parfois dub, noise ou drone.

Riche de plus de 100 albums (aux titres explicites politiquement et dont certains ont été édités de façon posthume), la discographie de Muslimgauze, parfois expérimentale mais toujours sombre, a probablement beaucoup marqué des artistes actuels comme Demdike Stare (surtout sur l’album “Symbiosis” ou Cut Hands). Atteint d’une infection du sang extrêmement rare, il meurt subitement en janvier 1999. Il avait 37 ans et encore probablement beaucoup d’œuvres en gestation.

 

 

Une production frénétique : A titre d’exemple, en 1995, Muslimgauze publia 6 disques, 15 en 1996, 9 en 1997 et 16 en 1998… et en 1999, année de sa mort, 22 !!!

Jim Noir

Commencée sous les meilleures auspices au mitan des années 2000, la carrière de Jim Noir se poursuit aujourd’hui dans un certain anonymat. Auteur, compositeur, interprète, Jim Noir est un véritable homme-orchestre qui enregistre tout seul, chez ses parents. Sa pop psychédélique à la fois imaginative et efficace a été utilisée à plusieurs reprises dans des publicités, des séries télé ou des jeux vidéo mais après deux albums bien reçus pas la critique, Jim Noir prend des chemins de traverse pour donner de ses nouvelles musicales. Il utilise en effet internet pour diffuser ses productions et financer ses projets à travers un abonnement au Noir Club par l’intermédiaire duquel les contributeurs reçevaient chaque mois un nouvel ep inédit. L’aventure dura 16 mois et fournira la matière à un nouvel album, « Jimmy’s show » autoproduit et autodistribué sorti en septembre 2012.


 

– et aussi…

Ces quelques noms ne doivent pas faire de l’ombre aux dizaines d’autres formations tombées dans l’oubli. La caractéristique de la scène rock à Manchester, c’est qu’elle est particulièrement bien documentée et que même l’underground se retrouve mis à l’honneur sur des compilations thématiques ou historiques :

- pour les sixties : “Rainy city blues” 

 

 

 

- pour le hard rock des années 70 : “Man chest hair” 

 

 

 

- pour le punk et le post-punk : la compilation “Messthetics : the Manchester musicans collective 1977-1982”

 

 

 

… et pour le reste, le site Pride of Manchester


playlist

Aujourd’hui et demain à Manchester

De nos jours, Manchester reste encore une ville particulièrement prolifique sur les scènes rock et electro, les jeunes pousses piochant dans l’histoire musicale de la ville pour proposer d’autres sons. Dans la lignée de Wu Lyf, un certain nombre d’artistes commencent à faire parler d’eux en electro (Illum Sphere, David Shaw & the Beat, Holy Other, Ghosting Season), en rock (Pins, Janice Graham Band), en pop (Greatwaves, Folks, Money) ou en electro-pop (Stay+, Egyptian Hip Hop, NO Ceremony///)…

Autopsie d’un nom, NO Ceremony/// : NO en majuscules comme les initiales de New Order, Ceremony comme un des titres phares de… New Order !!!

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