Musique et mode

Jabots électriques : les nouveaux romantiques

- temps de lecture approximatif de 14 minutes 14 min - Modifié le 23/10/2019 par Luke Warm

"Nous les nouveaux romantiques, actuels et nostalgiques, étonnamment romantiques, dans les boîtes à musique […] Nous les nouveaux romantiques, c'est un look un physique »

alice-bag Attribution 2.0 Générique (CC BY 2.0)
alice-bag Attribution 2.0 Générique (CC BY 2.0) Photo du début des années 1980 représentant le style Nouveau romantique

Même s’ils n’en sont pas le sujet, ces paroles de la chanson “Les nouveaux romantiques” de Karen Cheryl, adaptation très libre de “Sarà perché ti amo” de Ricchi e Poveri, décrivent plutôt bien les Nouveaux romantiques, ce courant esthétique, musical et vestimentaire qui a émergé à la fin des années 70 à Londres.

 

Bowie nights, du Billy’s au Blitz

Le punk, à peine né, est déjà mort. Margaret Thatcher vient d’emménager au 10 Downing Street. L’Angleterre s’enfonce dans la crise économique et sociale. Les grèves se multiplient, l’inflation s’envole.
L’ambiance est à la déprime et à la nostalgie de la flamboyance des années glam. Mais fin 1978, c’est par une soirée dans un club gay de Soho, le Billy’s, que va émerger une nouvelle tribu aussi éphémère que fertile.

Ces soirées, surnommées rapidement les Bowie nights (les flyers annonçaient : « Billy’s – a club for Heroes »), sont organisées les mardis soirs, jour où le club était à l’origine peu fréquenté, par Steve Strange (19 ans) et Rusty Egan sous une bannière très grandeur et décadence.

Flyers du Billy's et du Blitz pour les Bowie nights

Steve Strange, de son vrai nom Steven John Harrington, a plongé dans le punk après un concert des Sex Pistols en 1976. Il rejoint d’ailleurs le Bromley Contingent, sorte de fan-club des Pistols composé de Sid Vicious (qui deviendra plus tard membre des Sex Pistols), Simon Barker, Jordan, Sue Catwoman, Siouxsie Sioux et Steven Severin (futurs Siouxsie and the Banshees), Marco Pirroni (futur Adam and the Ants) ou Billy Idol. Il travaille aussi dans la boutique de Vivienne Westwood, SEX.

Rusty Egan, lui, joue dans The Rich Kids, groupe formé par Glen Matlock après son départ des Sex Pistols début 77. Il y côtoie aussi un certain Midge Ure (futur Ultravox). Il sera le DJ des Bowie nights.

Les Bowie nights sont des soirées très sélectives, glamour, branchées, fantaisistes et élitistes, Steve Strange faisant office de physionomiste et ne laissant entrer que les plus lookés, étranges et merveilleux. La légende veut même que Strange ait un jour refoulé Mick Jagger.

Face au succès des soirées, celles-ci investissent le Blitz qui se situe entre deux écoles d’art (St Martins et Central School), attirant de nombreux étudiants et confirmant l’exubérance vestimentaire adoptée : maquillage, androgynie, travestissement, références aux looks pirate, vampire et poupée, au sado-masochisme, masques kabuki, dandysme, poses aristocratiques… Les habitués seront vite surnommés les Blitz Kids.

 

A Soho, les gens, avec leurs tresses blondes et leurs bibis, attendaient sous la pluie pour entrer. Les cosaques et les reines se mélangeaient joyeusement, et le narcissisme faisait fureur… Ils étaient tous habillés comme des aristocrates mais ce n’étaient que d’anciens punks qui confectionnaient leurs habits sur la machine à coudre de leur mère” (Steve Strange “Blitzed !” p.44, citation reprise et traduite dans “Ici Londres ! une histoire de l’underground londonien depuis 1945” de Barry Miles)

 

photo de Homer Sykes tirée du livre “Blitz Club Blitz Kids

 

Le Blitz est situé sur “Great Queen Street” à Covent Garden et peut accueillir jusqu’à 350 personnes. C’est à l’origine un bar à vin miteux à la décoration désuète (posters de la Seconde Guerre Mondiale, portrait de Winston Churchill). Le “Hero” lui-même, David Bowie, adouba cette modeste mais active tribu en se présentant au Blitz en juillet 79 et en invitant Steve Strange à apparaître dans le clip de “Ashes to ashes” qui devait se tourner le lendemain. Il n’en fallut pas plus pour que le look clown de la vidéo rejoigne les panoplies vénérées des soirées du Blitz et que le mouvement apparaisse au grand jour.

 

Spandau Ballet

Parmi le public, maquillé et déguisé, le groupe Spandau Ballet va être la première incarnation musicale du mouvement avec leur single”To Cut a Long Story Short” puis leur premier album “Journeys to glory, pop synthétique à la fois raide et mélodique qui rencontre le succès en Grande-Bretagne puis en France et dont les influences sont à chercher du côté de Berlin ou du constructivisme russe (leur nom est une référence à une prison construite pour enfermer les criminels de guerre nazis).

 

Leurs premiers concerts se déroule d’ailleurs au Blitz et attire les foules comme les membres de Japan, Thin Lizzy, Skids, Magazine, Generation X, Siouxsie and the Banshees,… Le groupe sera bizarrement aussi le fossoyeur de cette scène avec leur plus gros succès, “True” (1983), ballade sirupeuse qui nie tout le discours rebelle, hédoniste, esthète et tendancieux originel.

 

 

Visage

De leur côté, Steve Strange, Rusty Egan et Midge Ure forment Visage avec 3 membres du groupe Magazine dont Barry Adamson (futur Bad Seeds, le groupe de Nick Cave). Le succès est immédiat, les soirées Blitz s’arrêtent donc, les organisateurs préférant se consacrer à leurs carrières.

Leur deuxième single “Fade to grey” cartonne (notamment en France : 668 000 exemplaires vendus et 285ème single le plus vendu de tous les temps), devenant un classique de l’electro-pop des années 80. Ce titre atteindra la deuxième place des charts anglais et la 1ère dans 9 autres pays.

La musique des Nouveaux romantiques (ou néo romantiques) se démarque du punk, dont beaucoup sont issus, par l’omniprésence des synthétiseurs. Les guitares disparaissent parfois complètement pour donner des morceaux 100% synthétiques, décadents et mélancoliques.

 

Adam and the Ants

Le look pirate, adopté par beaucoup, dont Spandau Ballet, provient de Vivienne Westwood qui avait relooké le groupe Adam and the Ants, les nouveaux protégés de son acolyte Malcolm McLaren, le manager des Sex Pistols. Entre aristos décadents et flibustiers extravagants des temps modernes, le groupe est mené par Adam Ant et un ancien du Bromley Contingent, Marco Pirroni.

Leur album “Kings of the Wild Frontier”, énorme succès en Angleterre, fait partie des 1001 albums qu’il faut avoir écoutés dans sa vie.

 

Ultravox et Human League épisode 2

Midge Ure, membre de Visage, quitte le groupe pour rejoindre Ultravox (qui en perd son !) pour remplacer John Foxx.

Ultravox qui mélangeait jusque-là punk et new wave s’oriente vers une musique plus synthétique et rencontre le succès qui le fuyait avec le single et album “Vienna“.

Human League connaît un destin similaire : le trio créé en 1978 par Phil Oakey, Martyn Ware et Ian Marsh se sépare en octobre 80, le seul Oakey gardant le nom. Les singles s’enchaînent (dont “Do you want me”) et aboutissent à l’album “Dare”, classique pop et plus gros succès de la formation (5 millions d’exemplaires).

Les ex-compagnons de Oakey, partis fonder B.E.F. (British Electric Foundation), profiteront aussi de ce succès, ayant accepté de céder le nom Human League contre 1% des recettes de l’album.

 

Culture Club

 

Boy George au Blitz, photo de Homer Sykes tirée du livre “Blitz Club Blitz Kids”

Une des figures des Blitz Kids reste Boy George même si sa musique emprunte aussi beaucoup au reggae. De son vrai nom George Alan O’Dowd, Boy George est un habitué du Blitz et a même tenu le vestiaire des Bowie nights. Viré pour avoir fait les poches des clients, il devient malgré tout une figure du club avec son look androgyne confectionné par sa mère : kimono, maquillage kabuki, coiffure extravagante.

Un temps chanteur des Bow Wow Wow sous le pseudo de Lieutenant Lush, il fonde Culture Club qui rencontre un succès phénoménal avec leur troisième single, “Do You Really Want to Hurt Me”, atteignant la première place des charts dans… 23 pays (dont le Royaume-Uni) ! Les victoires s’enchaîneront, le groupe vendant finalement 150 millions de disques dans le monde.

Ces débuts de Boy George feront l’objet d’un biopic produit par la BBC “Worried about a boy” dont sont tirés les deux extraits vidéos sur le Blitz.

 

ABC, Duran Duran,…

 

Le groupe de Martin Fry, ABC, mêlant dandysme et influences soul/funk, sort son premier et meilleur album “Lexicon of love” en juin 1982. Il est produit par Trevor Horn et Anne Dudley (futurs Art of Noise). Ce sera aussi son plus grand succès critique et commercial (disque de platine au Royaume-Uni).

Auteur d’un premier album en 1981 et de quelques passages dans les clubs des Blitz Kids, Duran Duran sort ce qui sera le chant du cygne néo romantique, l’album “Rio” s’orientant ensuite de plus en plus vers un pop commerciale qui permettra au groupe de vendre près de 100 millions de disques.

Le genre néo-romantique domine alors les charts entre 1980 et 1982 (Orchestral Manœuvres in the Dark, Japan,…) . On croise dans les soirées du club Beat Route (autre club de Soho qui prend le relais à la fermeture du Blitz jusqu’en 1983) les membres de Soft Cell (“Tainted love”), de Depeche Mode, Billy Idol (Generation X), Sade ou George Michael (Wham). Issu pourtant de l’underground, du circuit indépendant, le discours s’aseptise, la musique privilégie trop la sophistication devenant totalement mainstream. Tous les groupes sont de plus en plus souvent moqués, l’image primant sur la musique : de nouveaux romantiques, ils deviennent garçons coiffeurs.

 

Pour aller plus loin :

 

Sous les jupons des nouveaux romantiques

Mais le portrait des nouveaux romantiques n’est qu’esquisse si leurs jabots de brocart ne figurent pas au tableau.
Comme le soutiennent plusieurs théoriciens, sociologues de la mode (comme Frédéric Godart et Dick Hebdige), si les nouveaux romantiques peuvent s’identifier à une forme de contre culture, leur tenues vestimentaires participèrent tout autant que leur musique à l’affirmation /construction de leur identité.

Les nouveaux romantiques sont à l’origine d’un style vestimentaire inédit et influent. Comme toute bonne contre culture qui se respecte, elle s’inscrit d’emblée en opposition, contre la mode punk, sa silhouette noire et nerveuse, son bruit et sa fureur. Si l’on esquisse rapidement ses contours, cette mode pourrait être qualifiée de néogothique, parfois baroque et merveilleuse, théâtrale et androgyne.

Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
Même quand elle marche on croirait qu’elle danse,
Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés
Au bout de leurs bâtons agitent en cadence
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857)

Qualifiés parfois d’esthètes, de « dandy londoniens », leurs pièces vestimentaires puisent dans un héritage clairement romantique : chemise à jabots, robes à volants, vestes à la hussarde…
L’utilisation de matières luxueuses comme la soie, la fourrure, le velours ou le brocart traduit une recherche de sophistication, en parfait contre-pied de l’attitude volontairement négligée, des vêtements crasseux des punks rockeurs.
Se mixaient des influences des costumes hollywoodiens des années 50, des sarouels et des turbans, robes en dentelles, et surtout des éléments du look glam. Ce look fut en effet particulièrement sensible à l’identité vestimentaire de David Bowie et à celle de son personnage Ziggy Stardust.
La silhouette était plus ample, parée de chapeaux expérimentaux et de perruques. La gestuelle est à l’opposé du corps “pogo” punk : molle et lascive.
Cette tendance au cut-up, à l’assemblage, est une constante dans le style des contre-cultures, selon Dick Hebdige. L’androgynie et le brouillage des genres étaient cultivés via notamment un maquillage  all over (recouvrant tout le visage) et coloré (rose, jaune, rouge…) parfois à la limite de la peinture corporelle, et ce pour les hommes et les femmes. Le travestissement, la dimension théâtrale des tenues primaient.

 

Vivienne Westwood, l’une des initiatrice de la mode punk, puisa dans cette mouvance pour créer sa collection « Pirate » Automne Hiver 1981. Elle fut clairement inspirée par les techniques de coupes des costumes du 17e et 18e siècle.

Moins connu mais éminemment précurseur, le styliste Stephen Linard marqua les esprits avec sa collection Neon Gothic en 1981 pour laquelle il fit défilé Boy George. L’influence punk est là : “ nous venions tout juste de sortir de toute ces choses punk rock  donc nous étions tous de grands fans de Vivienne Westwood et des trucs comme ça” (traduction AGDG) (source : Stephen Linard).

 

La nuit est un autre pays : les clubs londoniens

Ils partagent aussi avec le punk l’ostentatoire et l’outrance : il s’agit d’être remarqué.
Les climax créatifs étaient principalement manifestes dans les clubs anglais à Londres et à Birmingham, comme Roxy Music.

Mais le lieu emblématique de ce look fut le Blitz Club. Cette salle se trouvait entre deux écoles d’art et de mode les plus importantes d’Europe : St Martins et Central School. Fréquentée notamment par de nombreux étudiants, elle fut pour eux un lieu d’expérimentations vestimentaires qui laissa des traces, notamment pour l’androgynie revendiquée dans leurs créations.
Le look était le critère d’entrée dans le club  (source : cet article de la BBC sur Steve Strange).

Homer Sykes “Blitz Club Blitz Kids” (Poursuite éditions)

En 2014, le Victoria and Albert Museum a consacré une exposition à l’influence des looks de clubs sur les podiums haute couture. L’un des photographes les plus prolifiques des contre culture Derek Ridgers a publié en 2015 un travail photographique leur rendant hommage « The Others ». Il a aussi couvert l’explosion punk à Londres entre 76 et 77.

revue i-D, 1979

Le tour de force de ce mouvement fut d’être relayé par des magazines culturels (mode, design, architecture) spécialisés comme I-D ou The Face (créé en 1980). Pierre angulaire de leur diffusion, ces magazines étaient à l’avant-garde de l’édition. Rétrospectivement, ils firent partie des revues les plus influentes de leurs époques. Des photographes de mode de renom furent invités.

 

https://www.youtube.com/watch?v=zktV9W-SSHY

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