Ne les expulsez pas, écoutez-les
Publié le 10/08/2010 à 23:00 - 18 min - Modifié le 30/09/2022 par Admin linflux
Musiques du monde, musiques métisses
- Mémorial gitan de Saliers
- photo : Ville d’Arles
On retranscrit souvent le conte rapporté par l’écrivain de langue perse Ferdowsi (940-1020) : le roi Shankal de Kanauj qui régnait dans le haut Gange avait envoyé 12000 musiciens à son gendre le roi perse Bahram Djour dont les sujets réclamaient de la musique. Bahram Djour leur avait donné de la terre, du blé, un âne et un bœuf à chacun pour qu’ils puissent en vivre, mais un an plus tard, les musiciens avaient mangé leurs bœufs et tout le blé sans en semer. Le souverain, écrit Ferdowsi, leur conseilla de mettre des cordes de soie à leurs instruments, de sauter sur leurs ânes et d’aller vivre désormais de leur musique.
Il n’est peu probable que ce soit l’origine réelle de l’errance rrom à partir de l’Inde du nord ; on sait en revanche qu’ils commencèrent à nomadiser vers le XIème siècle, gagnant leur vie en offrant des services aux sédentaires. Parmi ces services, la musique tenait sa place.
De là une caractéristique essentielle de la musique rrom que décrit Irèn Kertesz Wilkinson (Nomadisme et musique in Musiques : une encyclopédie pour le XXIème siècle, tome 3 Musiques et cultures) : « Pour être sollicités, les musiciens professionnels se doivent d’être musicalement “compris”, c’est-à-dire de jouer les musiques que leur auditoire souhaite entendre. En outre, la pratique musicale tzigane des amateurs accommode les cultures environnantes. “Etre semblable bien que différent” est un objectif commun à toutes les musiques tziganes. » C’est l’origine d’ambiguités entre musique rrom et musique autochtone dans des pays comme la Hongrie où le répertoire des musiciens rroms est différent s’ils jouent pour un public de gadjé (non-rroms) ou pour eux-mêmes mais où des musiciens rroms ont pu être au XIXème siècle emblèmes de la lutte nationale hongroise ; c’est aussi l’origine en Andalousie d’un genre musical essentiellement gitan et essentiellement métissé, le flamenco et en France dans les années 1930 du jazz manouche, métis de jazz et de musette sur une solide culture musicale d’origine rrom. On pourrait dire que chacune des trois grandes branches issues de ces nomades d’origine indienne a donné un genre musical en osmose avec la musique ambiante des autochtones qu’ils côtoyaient. Ce serait méconnaître les mélanges de genres liés tant au nomadisme qu’à la curiosité musicale des musiciens rroms ou gitans, méconnaître aussi que, « au-delà des genres, des écoles et des frontières, il existe bien un son et une couleur gitanes qui se manifestent comme un signe d’identité ou un cri de ralliement ». (Guy Bertrand).
- Music on the gypsy route
- Disques Frémeaux
Un ensemble de 4 disques compacts passionnants permet une première approche, certes fragmentaire, des courants de musique tsigane « traditionnelle » et montre bien comment cette musique est mélangée. Il s’agit de Music of the gypsy route, musique recueillie et éditée par le musicologue indien Deben Bhattacharya dans les années 1950 et 60.
La Médiathèque de la communauté française de Belgique propose sur son site une initiation à la musique tsigane et une discographie complète par pays ou région.
… Musiques des Roms (musiques tsiganes)
Parmi tous les disques de musique rrom (ou tsigane : les musiciens ne réprouvent pas ce nom que les rroms n’utilisent pas pour se désigner eux-mêmes) de La Bibliothèque municipale de Lyon, voici quelques suggestions très subjectives :
- Russian gypsy soul
Pour représenter la Russie, une tsigane russe émigrée en France à sa naissance et qui chante le folklore tsigane russe avec des accents proches d’Edith Piaf, Lida Goulesco. Mais bien sûr la très belle compilation Network Russian gypsy soul vous donnera une vision moins partielle…
- Sclavi Tiganesti
- Affiche de vente de robs par un couvent en 1852
La Roumanie est, en dehors de la Turquie, le pays d’Europe qui compte le plus grand nombre de Rroms. Ceux-ci ont été sédentarisés une première fois de force comme robs (serfs) au profit des voïvodes (princes) de Moldavie et Valachie, des monastères ou des boyards (propriétaires terriens). L’abolition de la robie en 1856 entraina des conflits avec les paysans gadjé sédentaires et en ramena beaucoup sur les routes. Déportation et extermination (environ 15 % de la population périrent) sous le régime fasciste d’Antonescu ont précédé une nouvelle sédentarisation sous le régime communiste, suivie de nouvelles errances dues à la misère et au rejet des gadjé après la chute de Ceaucescu…
- Taraf de Clejani Valachie
Un beau disque de musiques traditionnelles rroms roumaines a été publié par l’Association internationale des musiques populaires de Genève. Vous pouvez préférer les manele chansons populaires plus ou moins mêlées d’électronique ou de variétés internationales que vous pouvez écouter sur internet, par exemple ici et dont la BM de Lyon possède un disque d’une des principales vedettes, Nicolae Gutsa (ou Guta). Mais que ces suggestions ne vous empêchent pas d’écouter les fameux Taraf de Haidouks dont nous réservons un disque pour la fin de cet article.
- Kilklareli il Siniri
Mais nous sommes là dans les grosses cylindrées (rassurez-vous, pas celles qui suscitent l’ire de notre Ministre de l’Intérieur), comme lorsque nous évoquons le clarinettiste bulgare Ivo Papasov et encore plus le Turc Burhan Öçal, percussionniste virtuose mais multi-instrumentiste, multi-genre, qui a travaillé avec de nombreux jazzmen sans jamais perdre le contact avec la musique de ses origines, la ville de Kirklareli en Thrace (à la limite de la Grèce), notamment avec son groupe rrom, Istambul oriental ensemble et dans son projet de rejouer la musique traditionnelle tsigane de Thrace avec Trakya all stars, des musiciens tsiganes de Thrace qu’il a recrutés dans les cafés et les fêtes, et quelques invités, dont Smadj à la programmation, ce qui donne une musique unique, profondément tsigane et orientale à la fois aux accents électroniques dans ce disque d’exception, Kirklareli i siniri…
Revenons sur terre car il n’est pas possible d’omettre la Serbie compte tenu de l’importance de la population rrom dans ce pays et de la musique tsigane dont on peut admirer la richesse et la diversité dans ce disque de collectage des Archives internationales de musique populaire Serbie : mémoire tsigane
Enfin, un peu de lecture : un dossier réalisé par nos amis de Centre des musiques traditionnelles Rhône-Alpes (CMTRA) et un livre, Princes parmi les hommes, qui n’est pas une étude savante mais qui relate en toute sympathie un voyage dans la musique des Balkans.
… flamenco(s), rumbas et autres musiques gitanes
Pour ceux qui souhaitent aller plus loin que le seul plaisir, Flamenco de Bernard Leblon est éminemment recommandable parmi les nombreux ouvrages de la Bibliothèque de Lyon consacrés à cet art de musique et de danse. On en trouve pour toutes les envies, et notamment de très beaux livres de photos. Les amateurs de danse ne manqueront pas les DVD et les cassettes vidéos (pour ceux qui ont conservé un lecteur) qui témoignent de cet art.
Les Bibliothèques et médiathèques de Lyon possèdent une centaine de disques de flamenco, de rumba et autres musiques gitanes parmi lesquelles, plutôt que de choisir à votre place, nous vous invitons à découvrir une ville française…
- De Sant Jaume son
- Musiciens gitans de Perpignan
Tout près du centre du monde selon Dali, Perpignan a donné naissance à un grand ensemble gitan à la fin des années 1980, De Sant Jaume son et cet ensemble éphémère a donné son nom à un premier disque enregistré en 1991 qui montrait déjà la richesse de la musique gitane de la ville : Musiciens gitans de Perpignan.
De cette scène très riche viennent un groupe justement reconnu Tekameli et surtout Kaloomé, formé autour d’Antoine « Tato » Garcia, ancien de Tekameli, dont le disque Sin fronteras est un pur joyau.
- Sin fronteras
- Kaloomé
Pour l’anecdote et le cocorico, la musique gitane de Perpignan est liée à Lyon, d’abord par l’action perpignanaise de Guy Bertrand devenu professeur au Conservatoire de Lyon, actuellement directeur de La Mounède, scène des Musiques du Monde à Toulouse (voir sa description de la scène perpignanaise dans Hybridations & identités musicales) et aussi par la participation de la danseuse de flamenco, chanteuse et percussionniste lyonnaise Sabrina Romero dont l’importance est indéniable dans ses collaborations avec Tekameli comme avec Kaloomé.
Significative, la présence dans Kaloomé de musiciens gadjé, notamment Caroline Bourgenot, violoniste de formation classique et Madjid Benhyagoub, chanteur algérien vivant à Perpignan : la musique tsigane, par nature ouverte à son environnement, même depuis que cet environnement est mondial, est plus que d’autres accueillante aux autres musiques et à tous les musiciens.
… jazz manouche
- Django Reinhardt
- Coll. Library of Congress
Pour le jazz manouche, voici également
la liste des livres et disques du réseau des bibliothèques municipales de Lyon.
et nos suggestions du jour qui s’éloignent du style de Django Reinhardt, du Quintette du hot club de France et de leurs successeurs, qui diffèrent probablement de celles que nous vous ferions demain, mais qui vous invitent à écouter des jazz passionnants.
Le Titi Winterstein quintett , groupe originaire d’Allemagne, réuni autour du violoniste éponyme inclut le piano de Silvano Lagrene en plus des guitares, violon et contrebasse caractéristiques du jazz manouche. Le rôle de leader du violoniste rend la musique du disque que nous vous suggérons, Maro Djipen, particulièrement variée, apte à exprimer une grande richesse de nuances.
A suite for gypsies de Christian Escoudé commence par la longue composition éponyme dédiée à la mémoire des milliers d’enfants tsiganes morts dans les camps de concentration nazis. Suivent 5 morceaux extrêmement variés qui réunissent jusqu’à 8 musiciens avec un quatuor à cordes, la contrebasse, Christian Escoudé à la guitare, le plus souvent électrifiée, mais aussi le piano de Joachim Kuhn et une batterie, instrument banni du jazz manouche d’origine, mais on appréciera aussi un morceau solo de Christian Escoudé à la guitare acoustique, ou un trio composé par Florian Nicolescu qui sent son origine roumaine… bref, un disque très ambitieux, extrêmement varié, indubitablement de jazz, indubitablement de musique tsigane et même manouche, mais est-ce encore du jazz manouche ? C’est en tout cas encore un exemple que la musique tsigane tend toujours au métissage et à l’universel, notamment ici où son message est au cœur du drame des Rroms.
- Suite for gypsies Escoudé
Influences rroms, gitanes, manouches sur les musiques gadjé
Impossible d’évoquer un tant soit peu de la musique tsigane sans mentionner son influence sur des musiques diverses d’origine non-rrom.
Il n’est pas question ici de musiques d’origine rrom jouée par des gadjé, comme la musique de Bratsch ou celle de Stéphane Grappelli (qu’il aurait été cependant malséant de n’évoquer nulle part dans cet article quand on considère leur importance musicale).
On peut discuter davantage du projet de DJ Click et Rona Hartner Boum ba clash : électro ? à vous de l’écouter… De même le gypsy punk relève autant de l’influence rock ou punk sur des musiques d’origine rrom que de l’inverse.
En revanche, pour des groupes comme Beirut (qui revendique aussi une influence Klezmer) ou DeVotchka, il s’agit bien de folk ou de rock d’origine américaine influencé par les musiques tsiganes.
- Tram des Balkans
Nous ne développerons pas le cas de la chanson française, des influences manouches de Thomas Dutronc et Sansévérino, de l’influence des Balkans, qui mêle souvent klezmer et musiques tsiganes dans tant de chansons festives ; citons seulement le groupe lyonnais Tram des Balkans, dont le premier album, Shtirip’ tour mêle de la plus énergique manière yiddish, rromani et toutes sortes d’influences puisées dans diverses musiques du monde.
L’influence des musiques rroms, particulièrement tsiganes et gitanes, dans la musique classique est étudiée dans le dossier de la Médiathèque de la communauté française de Belgique déjà mentionné, il comprend un bref résumé et une discographie qui mêle œuvres proches du cliché (Carmen) et d’inspiration plus authentique, que nous souhaiterions seulement compléter par la mention d’un grand nom de la musique française du vingtième siècle, Maurice Ohana, fortement inspiré par le flamenco et les musiques gitanes dans la construction d’une musique savante et accessible. S’il ne faut choisir qu’un disque, citons sa magnifique Œuvre pour guitare, trois pièces pour guitare à 10 cordes (guitare pour musique classique, donc) parcourues de l’esprit flamenco, bien que dépourvues de toute sentimentalité, plus proches, dit Frédéric Deval dans sa présentation, du cante flamenco que de la guitare flamenca. La frappe sèche du guitariste Stephan Schmidt accentue cet effet gitan qui s’inclut dans la rigueur presque cistercienne du compositeur.
- Maurice Ohana : oeuvre pour guitare
- Taraf de Haidouks : Maskarada
Mais il s’agit d’un véritable dialogue et nous souhaitons terminer cette invitation à la promenade musicale par une réponse rrom, Maskarada disque dans lequel Taraf de Haidouks reprend à sa façon quelques œuvres de compositeurs classiques inspirées de musiques rrom, orientale ou gitane : Bartok, Khatchaturian, Ketelbey, Albeniz ou Manuel De Falla. Voyons-y un exemple de dialogue entre les cultures et une profession de foi dans l’universalité de la musique. C’est en tout cas une leçon musicale rrom.
- Ce n’est qu’un au revoir
- photo : André Luzy – Série EnfantsRroms – Picasaweb
789.087
789.59
781.375
Partager cet article