Les constructions imaginaires et politiques de l’étranger
Publié le 14/09/2016 à 00:00 - 12 min - Modifié le 12/09/2016 par Département Civilisation
Le refus d'accueillir les migrants, les arrêtés interdisant le burkini, la banalisation des discours stigmatisant... démontrent un rejet croissant des "étrangers" aujourd'hui en France. Pourtant, l'étranger est une notion changeante, le fruit de constructions imaginaires et politiques...
L’étranger, celui qui n’est pas du pays, qui est du dehors, est devenu par glissement sémantique, dans le langage courant, le différent, l’autre. Jusqu’à prendre un sens négatif puisque ce que nous nommons xénophobie est étymologiquement la peur de l’étranger. Mais à travers les civilisations d’hier et d’aujourd’hui, ce sentiment de «menace» semble paradoxalement le plus fort lorsque l’autre devient «proche» (du fait de la colonisation et de l’immigration notamment), et lorsqu’il est ce marginal, celui que nous avons peur de devenir. Alors les sociétés se veulent hermétiques, elles défendent leur identité imaginée (l’autochtone, le natif…). Elles renvoient sur cet autre une identité imaginaire, essentialisée ou racialisée. Simplification extrême qui occulte la diversité des expériences, la complexité de la condition d’étranger et la réalité de privation de droit qu’elle induit. A ce mot qui perd son sens, quelle alternative ? l’autre, le colonisé, l’immigré, l’exilé, l’exclu ?
Autochtone imaginaire, étranger imaginé : retour sur la xénophobie ambiante / Alain Brossat
Sur ce sujet, la bibliothèque, en partenariat avec le Centre d’études postcoloniales, a accueilli lors d’une table-ronde Pap Ndiaye et Nasima Moujoud, historien et anthropologue. Ils ont abordé ses constructions imaginaires ou politiques de l’étranger, au regard de l’histoire de la race et du racisme, de l’histoire nationale et de la colonisation, de la question du genre et des migrations. Au fil des échanges, la question était celle de l’usage de ce terme et de ses implications, et des catégories ou minorités qu’il désigne.
Pour voir ou écouter la table-ronde : Les constructions imaginaires et politiques de l’étranger
Sommaire
Racialisation et essentialisation
Sur le “récit national”
Sur le postcolonial
Sur le genre et la migration
Sur la condition noire
De la double absence à l’hybridité
Conclusion
La notion d’étranger, notamment dans son aspect juridique, a été étudiée au travers de nombreux champs et périodes de l’histoire, mais à la fin du XIXe siècle, une spécificité apparait, celle de la création de politiques de l’étranger : des frontières réglées, des papiers, des droits spécifiques, aboutissant à une distinction entre un nous national et un autre non-national.
Pourtant aujourd’hui, la nationalité elle-même n’est plus un argument valable pour être intégré dans le groupe national et des pans entiers de la population française sont placés en situation d'”étrangeté chez elle”, en particulier ceux issus des immigrations post-coloniales, qui en font l’expérience quotidienne.
Le sol et le sang : rhétoriques de l’invasion / Hervé Le Bras
La question de l’étranger se rattache alors à celle de minorité. Notion très importante et utile en science sociale, elle ne se définit pas en termes démographiques ou quantitatifs, mais dans sa dimension politique, la minorité étant un groupe de personnes qui a en partage une expérience de minoration, de discrimination, de domination (les femmes forment à ce titre une minorité). C’est le plus petit dénominateur commun, qui crée des liens, indépendamment de l’hétérogénéité des groupes et donc sans pour autant impliquer un fonctionnement communautaire. En effet, être une personne noire n’est pas une expérience parfaitement homogène, ça n’implique pas forcément subir des discriminations, violences ou insultes, mais aucune personne noire ne peut jurer que ça ne lui arrivera pas un jour. Faire partie de cette minorité, c’est être soumis à la potentialité de les subir, c’est être en situation vulnérable.
Racialisation et essentialisation
La désignation comme étranger s’est faite selon des critères différents dans l’histoire. A partir du 17e siècle, au moment de la grande expansion coloniale et la mise en place de la traite transatlantique, la notion de race est inventée. Elle définit des groupes humains par des caractéristiques physiques et/ou mentales propres et induit leur hiérarchisation. Depuis le 18e siècle, la notion de race a occupé une bonne partie des savoirs sur l’homme (sciences humaines, médecine, religion…) dans un effort constant pour racialiser le monde.
Nous en sommes les héritiers. Si la notion de race s’effondre au milieu du XXe du fait de la Shoah et de la reconfiguration des sciences sociales (notamment l’anthropologie), la racialisation, elle, reste présente dans les imaginaires et dans les structures sociales. Selon Pap N’diaye, l’objectif est de penser la déracialisation du monde. Aujourd’hui au racisme “classique” s’ajoute souvent un racisme “culturel” autrement appelé essentialisation consistant à faire référence à une culture supposée ou à une religion pour expliquer les situations ou les conditions de vie de personnes désignées comme étrangères, notamment la culture d’origine pour les descendants d’immigrés.
L’homme altéré : races et dégénérescence (XVIIe-XIXe siècles) / Claude-Olivier Doron
Les frontières du racisme : identités, ethnicité, citoyenneté / Ariane Chebel d’Appollonia
Moi, raciste ? Jamais ! : scènes de racisme ordinaire / Rokhaya Diallo, Virginie Sassoon
La France, pays de race blanche : …vraiment ? : adresse à Nadine Morano / Gaston Kelman
L’idée de race : histoire d’une fiction / Frédéric Monneyron, Gérard Siary
Le grand repli / Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker; préface d’Achille Mbembe; postface de Benjamin Stora
Sur le “récit national”
La construction imaginaire de l’étranger s’est aussi faite à partir d’un territoire et de son récit national. Comment écrire une histoire nationale qui englobe tous les populations rattachées à celui-ci ? Dans un contexte politique français peu favorable, un énorme travail est à réaliser, au point de vue scolaire et universitaire, pour ne pas faire des histoires dissociées, éviter une histoire nationale et ses satellites…
Selon Nasima Moujoud, la relecture de l’histoire nationale ne va pas sans une vision matérialiste, impliquant une transformation des enjeux de pouvoirs entre groupes sociaux, une remise en question de la division sociale du travail. Pour cela, les minorités doivent accéder à un pouvoir politique, culturel, intellectuel, économique et scientifique et obtenir ainsi la légitimité.
Elle s’étonne d’autant plus de cette non prise en compte de l’histoire coloniale en France qu’au Maghreb, la France n’est pas considérée comme “étrangère”. Sans y être venus, mais par cette histoire commune, les maghrébins connaissent la France, et leur surprise est grande quand ils découvrent en arrivant qu’ils sont considérés comme des étrangers.
Ces étrangers familiers : musulmans en Europe, XVIe-XVIIIe siècles / Lucette Valensi
Noirs de France [D.V.D] : de 1889 à nos jours : une histoire de France / réal. de Juan Gélas
La France noire : trois siècles de présences des Afriques, des Caraïbes, de l’océan Indien & d’Océanie / sous la direction de Pascal Blanchard
Une France arabe : histoire des débuts de la diversité : 1798-1831 / Ian Coller
La France arabo-orientale : treize siècles de présences / sous la direction de Pascal Blanchard
Avant, pendant, après le 11 janvier : pour une nouvelle écriture collective de notre roman national / Edgar Morin, Patrick Singaïny
♥ Un petit site pédagogique, ludique, avec un très beau graphisme, proposant un parcours original autour des traces laissées en France par les civilisations arabo-musulmanes : Nos ancêtres sarrasins
Sur le postcolonial
Les personnes nommées étrangères sont en partie celles issues des anciennes colonies françaises venues en France avant et surtout après les indépendances. Il semble donc indispensable d’interroger la société postcoloniale, cette société où il existe un lien solide entre les situations du monde colonial et les situations contemporaines de domination. S’il semble difficile de parler d’homologie entre la domination de groupes colonisés à l’époque coloniale et celle des descendants de ces mêmes personnes aujourd’hui, il y a des traces et un héritage.
Nasima Moujoud parle de décoloniser le savoir féministe. En effet, de nombreuses catégories de pensée et représentations (mariage forcé, polygamie, voile, excision, prostitution…), largement utilisées par les féministes en France au nom des droits de femmes, sont issues de l’imaginaire colonial et influent sur les critères d’intégration. Une meilleure prise en compte de l’histoire coloniale semble indispensable pour mieux prendre de la distance. Par exemple, le voile ne serait pas religieux si il n’y avait pas une histoire coloniale et orientaliste qui s’en était saisi de manière obsessionnelle, déjà au nom du droit des femmes.
Peut-on faire de l’intersectionnalité sans les ex-colonisé-e-s ? / Fatima Ait Ben Lmadani et Nasima Moujoud
Métiers domestiques, voile et féminisme, Nouveaux objets, nouvelles ruptures / Nasima Moujoud
Genre, postcolonialisme et diversité des mouvements des femmes / dirigé par Christine Verschuur
La question noire : histoire d’une construction coloniale / Myriam Cottias
Sur le genre et la migration
Ce poids des représentations coloniales se retrouve tout particulièrement si l’on aborde le genre et la migration.
La spécificité de la France (par rapport à l’Allemagne notamment) est qu’elle n’a jamais reconnu les femmes issues de l’immigration comme des travailleuses (les mesures de regroupement familial à partir de 1974 ne permettaient pas aux femmes de travailler et d’être autonomes). Dans notre imaginaire, on suppose que de par leur culture, leur mari, ou leur religion, ces femmes ne travaillent pas et sont assignées au travail domestique.
Depuis les années 2000, les catégories issues de la colonisation ont ré-émergé, notamment avec la polémique du voile, faisant oublier les réelles discriminations, violences racistes et difficultés liées à leur condition de migrantes… au profit d’une stigmatisation culturelle. Les femmes sans papiers avaient peu droit à la parole dans les mouvements féministes, si elles n’adhéraient pas aux discours dominants, seules celles qui se revendiquaient de la laïcité étaient écoutées en tant que militante anti-voile. Bien qu’elles fussent toutes en situation de travail défavorable, la question de leur déqualification, de leur chômage, de leur exil, de leur difficulté d’accès au droit d’asile et l’autonomie juridique, n’étaient pas posée au sein même de ces mouvements.
L’institutionnalisation du genre au Maghreb et en contexte migratoire / sous la direction d’Aïssa Kadri et Nasima Moujoud
Le genre au cœur des migrations / sous la direction de Claire Cossée, Adelina Miranda, Nouria Ouali…
Genre, migrations et emplois domestiques en France et en Italie : construction de la non-qualification et de l’altérité ethnique / Francesca Scrinzi
Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations / dirigé par Christine Verschuur et Fenneke Reysoo
Femmes, migration et marché du travail en France
Sur la condition noire
Aux Etats-Unis, les chercheurs ont pris en compte depuis longtemps des variables, comme celles de la race ou du genre, tandis que la France s’intéressait beaucoup plus à la notion de classe. Ce qui explique que les études sur la population noire, autrement appelées Black studies, sont beaucoup plus développées aux Etats Unis qu’en France. Le livre de Pap Ndiaye est considéré comme fondateur dans l’étude de la minorité noire en France. Dans son ouvrage érudit, il questionne le fait d’être noir ou d’être métis, le lien entre couleur de peau et position sociale, il retrace l’histoire des populations noires de France, et l’histoire du racisme anti-noir, il étudie les discriminations et enfin les solidarités entre Noirs. Croisant les approches historiques et sociologiques, nourri de nombreux exemples et références, La condition noire est passionnant.
La condition noire : essai sur une minorité française / Pap Ndiaye; préface de Marie Ndiaye
France blanche, colère noire / François Durpaire
Autobiographie d’un ex-homme de couleur / James Weldon Johnson
Une colère noire : lettre à mon fils / Ta-Nehisi Coates
C. L. R. James : la vie révolutionnaire d’un “Platon noir” / Matthieu Renault
et deux romans : N’ba : ma mère / Aya Cissoko et Americanah /Chimamanda Ngozi Adichie
Ainsi, Pap Ndiaye comme Nasima Moujoud, insistent sur la nécessité de croiser les trois critères de domination : race, classe et sexe et de se situer à leurs intersections, d’où le concept d’intersectionnalité.
L’homme dominé : Le Noir – Le Colonisé – Le Juif – Le Prolétaire – La Femme – Le domestique / Albert Memmi
Dictionnaire des dominations, de sexe, de race, de classe / Collectif Manouchian
Comment peut-on être féministe et antiraciste ? Les luttes de l’intersectionnalité
De la double absence à l’hybridité
A l’origine de la question Comment être un étranger ?, étaient notamment les travaux fondateurs d’Abdelmalek Sayad sur la question de l’immigration, avec la notion de double absence de l’émigré/immigré (absent de son pays d’origine et absent dans son pays d’accueil car en situation provisoire dans l’attente d’un retour). D’autres mots peuvent signifier cet entre-deux : métissage, double appartenance, double dés-appartenance (Salman Rushdie)…, ou encore “double conscience” évoqué par “W.E.B.” Du Bois.
Mais cette double appartenance laisse entendre qu’il existe des frontières figées entre deux appartenances. Peut-on ou doit-on imaginer que ces doubles se croisent pour aboutir à une identité moins douloureuse, à des identités qui ne soient pas en opposition ? Une autre notion est intéressante : celle d’hybridité qui déconstruit l’identité nationale basée sur la naissance et l’origine. Elle permet aussi de repenser l’universalisme français abstrait, (un “universalisme chauvin masculin blanc” décrit par Sayad) en lui donnant une autre signification, en intégrant différentes manières d’être français, en exprimant différentes filiations avec le reste du monde.
La double absence : des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré / Abdelmalek Sayad
Rada Ivekovic dans son livre Les citoyens manquants, va plus loin en pointant la richesse d’une forme de migration qui serait une migration de la métamorphose, comme une envie de transformation et d’altérité. La figure du migrant serait, par sa transnationalité, un futur modèle de construction citoyenne et politique. Ainsi, Rada Ivekovic propose que nous nous «étrangions-nous même».
La nouvelle universalité de l’exil/Rada Ivekovic
“L’étranger te permet d’être toi-même, en faisant de toi un étranger” : citation d’Edmond Jabès
Conclusion
Pap Ndiaye et Nasima Moujoud concluent en faisant référence au texte de Jean-Paul Sartre sur le démocrate dans ses Réflexions sur la question juive.
Sartre dit : “c’est l’antisémite qui fait le juif”. Nasima Moujoud nous dit : c’est le raciste qui fait l’étranger. Aussi faut-il se méfier de cette notion qui malgré sa fertilité dans la littérature, la philosophie, l’art… reste liée à un discours raciste et à une condition matérielle et psychique difficile.
Sartre dit aussi : « L’antisémite reproche au Juif d’être Juif ; le démocrate lui reprocherait volontiers de se considérer comme Juif. » Ainsi, le démocrate est celui qui est tellement soucieux d’éviter le racisme, qu’il embrasse l’autre en niant toutes différences, il ne la voit plus et en a peur.
Pap Ndiaye nous dit qu’il faut aussi se penser comme étranger ou différent. Réfléchir sur l’étranger, c’est lier l’universel et le singulier. Regarder la différence, c’est aussi s’offrir la possibilité d’avoir des différends et de s’enrichir.
Il nous invite à cultiver une certaine forme d’étrangeté et à penser dans le même temps l’égalité, à accepter la visibilité et l’invisibilité. Autrement dit par Nasima Moujoud en citant Audre Lorde : “Oublie que je suis Noire, mais n’oublie jamais que je suis Noire ! “
Merci à Pap Ndiaye et Nasima Moujoud
Cet article fait partie du dossier Etranges étrangers….
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