Prendre le temps ?
Penser notre rapport au temps pour le retrouver 1/2
Accélération : le temps qui nous échappe
Publié le 13/04/2020 à 15:21 - 10 min - Modifié le 03/05/2023 par Olivia Alloyan
L'événement Prendre le temps ? qui se déroulera à la Bibliothèque municipale de Lyon d'avril à juin 2023 est l'occasion de réfléchir à notre rapport au temps qui fait partie de notre être-au-monde à plusieurs titres. Prenons enfin le temps de nous (re)plonger dans les réflexions des penseurs qui renouvellent l'approche de cette question éminemment existentielle. Voici donc un article sur notre rapport au temps publié en deux volets : 1. Accélération : le temps qui nous échappe 2. Ralentissement : le temps que l'on prend.
L’organisation de la vie humaine est composée d’une multitude de temps – social, économique, individuel, physique ou psychique – qui se chevauchent et parfois s’opposent.
La prise de recul par rapport à notre rythme de vie habituel, l’immobilisme spatio-temporel inédit vécu lors des confinements dus à la récente pandémie mondiale auraient pu être le moment de repenser, de réactualiser notre rapport au temps en fonction des enjeux vitaux de croissance économique, de développement durable, de progrès social et de développement personnel au XXIe siècle.
Profitons-en pour (re)découvrir les pensées d’Hartmut Rosa, de Paul Virilio et les passionnants travaux de la sociologue et psychologue Nicole Aubert sur le sujet de l’accélération, ce rapport aliénant au temps au XXIe siècle.
Le régime-temps de la modernité selon Hartmut Rosa
Dans son ouvrage Accélération, Une critique sociale du temps (2010 / 2013 en français), le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa (professeur à l’Université Friedrich Schiller de Iéna et directeur du Max-Weber-Kolleg à Erfurt,en Allemagne) explore la dynamique de la modernité à partir des années 1970 sous l’angle de l’expérience majeure que représente l’accélération. Selon lui, cette poussée d’accélération menace le projet même de progrès social.
N’hésitez pas à lire le compte-rendu de lecture très clair de cet ouvrage par Elodie Wahl (PDF de 2 p.) sur le portail Open édition.
Hartmut Rosa prolonge sa réflexion dans l’ouvrage : Aliénation et accélération, Vers une théorie critique de la modernité tardive. Il part de la question philosophique « Qu’est-ce qu’une vie bonne ? » pour y développer l’idée que l’accélération sociale (travail, techniques de production, de transport et de communication, famille) mène à des formes d’aliénation sévères, véritables obstacles à une bonne qualité de vie.
Un autre compte-rendu de lecture de cet ouvrage par Sébastien Broca permet d’en saisir l’essentiel en trois pages (PDF sur Open édition).
Retrouvez le podcast d’un entretien Rencontre avec Hartmut Rosa, le philosophe anti-moderne (42 mn, France Culture) où le sociologue avance le concept de résonance pour se reconnecter au monde.
Hartmut Rosa a livré dès avril 2020 une analyse tout à fait pertinente sur la crise sociologique du Coronavirus sous le titre Le miracle et le monstre – un regard sociologique sur le Coronavirus (source AOC) qui décrit cet événement mondial comme un moment de résonance collective nous offrant la possibilité de nous transformer et de transformer le monde social : Freiner ? Nous pouvons le faire ! Nous l’avons fait !
L’accélération du réel, l’anéantissement du Temps selon Paul Virilio
Déjà en 1977, l’urbaniste et philosophe Paul Virilio publiait Vitesse et Politique : essai de dromologie dans lequel il pointait la violence des conséquences de l’accélération du monde sur nos vies sociales, économiques et politiques. Sa critique visionnaire de la vitesse, omniprésente, omnipotente, rendue possible par l’essor des technologies de transport et de communication s’accompagnait de la crainte d’une réduction du monde à rien, d’un rapetissement du monde par le rétrécissement de l’espace et du temps.
Dans l’entretien Je ne suis pas un révolutionnaire, mais un révélationnaire avec le journaliste Jean-Claude Raspiengeas du quotidien La Croix, Paul Virilio parlait de la menace de la vitesse en ces termes : La vitesse, c’est le pouvoir. On ne peut pas parler d’une économie politique de la richesse, donc de l’accumulation, sans parler de la nécessité d’une économie politique de l’accélération. L’instantanéité des relations n’est plus gérable. La crise actuelle est de nature systémique, liée à l’interaction instantanée des Bourses. La vitesse limite des ondes électromagnétiques, met en œuvre les attributs du divin (instantanéité, simultanéité, ubiquité, immédiateté) dans nos sociétés athées. La tyrannie du temps réel est une vraie menace. Nous sommes face à des situations qui exigent une nouvelle intelligence et de nouvelles pensées.
Retrouvez son parcours intellectuel dans le podcast (3 mn, France Culture) : Paul Virilio : conjurer la vitesse, où l’on découvre que le philosophe propose la création d’un ministère du Temps qui permettrait, selon lui, de gérer non seulement le temps qui passe, mais aussi le temps qu’il faut et le temps qu’il fait. Une grande instance d’encadrement de la durée et du moment. Une administration qui redonnerait au politique la puissance d’agir et permettrait une reprise en main du réel par le contrôle des flux : des agitations de la finance, aux déséquilibres de l’aménagement du territoire.
Mais aussi cette autre émission de France Culture (podcast de 33 mn) qui rend hommage à Paul Virilio : penseur de la vitesse et de la tyrannie du temps réel.
Dans l’entretien “Nous vivons dans l’instant et non le présent” (podcast de 45 mn, France Culture), Paul Virilio revient sur son œuvre intimement liée à son vécu des bombardements de la Seconde Guerre Mondiale. Parmi ses phrases choc : Aujourd’hui, c’est l’accélération du réel. On n’a pas de philosophie pour penser ça.
Le culte de l’urgence dans le monde de l’entreprise selon Nicole Aubert
La sociologue, psychologue et professeure à l’Ecole Supérieure de Commerce de Paris, Nicole Aubert s’est basée sur l’observation de l’explosion de l’urgence dans la vie des entreprises pour nous proposer une analyse passionnante des effets de ces nouvelles injonctions managériales depuis les années 1990.
Son ouvrage Le culte de l’urgence, la société malade du temps (Flammarion, 2009) est présenté dans une conférence vidéo (vidéo en 4 parties de 20mn, chaîne Youtube GRAPH). Cette conférence nous éclaire de façon très pertinente sur les raisons de l’accélération de notre rapport au temps, notamment dans le monde du travail et sur ses effets désastreux dans la société.
Le culte de l’urgence : vidéo 2 (20 mn), vidéo 3 (16 mn), vidéo 4 questions de la salle (20 mn).
Nicole Aubert identifie trois nouvelles façons de vivre le temps : l’instantanéité (rendue possible par les nouvelles technologies), l’immédiateté (nouveau délai d’exigence du résultat) et l’urgence qui s’est emparée de la vie des entreprises. Les technologies de communication nous procurent un sentiment d’ubiquité, la sensation de pouvoir jongler avec le temps et l’illusion de se croire maître du temps (avec un sentiment de jouissance et d’ivresse qui peut devenir addictif). L’individu se retrouve arrimé à l’immédiat, à flux tendu.
Derrière cette violence faîte au temps, elle décèle une angoisse de mort évidente, une fuite en avant dans laquelle il ne faut surtout pas se poser la question du sens. Cela induit malheureusement une perte du sens de l’oeuvre, du travail bien fait. L’urgence étant d’autant plus difficile à vivre quand le travailleur a moins d’autonomie dans sa tâche (ce qui explique, selon elle, que ce sont les cadres qui s’accommodent le mieux de cette injonction de la vitesse).
Plus récemment, Nicole Aubert a dirigé un ouvrage collectif pluridisciplinaire sur ce sujet transversal @ la recherche du temps : individus hyperconnectés, société accélérée : tensions et transformations . Ce livre traite de la progressive accélération du rythme de la vie avec l’avènement des nouvelles technologies de la communication et le triomphe du capitalisme financier. Ce sont les fondements et les incidences de ce nouveau rapport au temps que les auteurs se proposent d’approfondir au niveau des individus, des groupes, des institutions et des entreprises, et dans différents domaines : la finance, la politique, l’économie, l’utilisation des technologies, les apprentissages. (source : Editions Erès)
Le podcast (35 mn, France Culture) Gagner en vitesse, est-ce perdre du temps ? résume le contenu de cet ouvrage collectif sur l’injonction moderne et permanente à accélérer dans tous les domaines, du plus individuel au plus collectif.
Dans les collections de la bibliothèque municipale de Lyon :
Dans son ouvrage 24/7 : le capitalisme à l’assaut du sommeil, l’essayiste américain Jonathan Crary décrit le comble de l’appropriation du temps par la mondialisation néolibérale : le temps hors cadran, le temps qui ne passe plus. Son essai observe de manière percutante les tentatives de prédation du système productiviste sur le sommeil de l’homme.
Les 40 premières pages de cet essai sont gracieusement offertes à la lecture par les Editions La Découverte sur ce lien.
Pour en finir avec la vitesse : plaidoyer pour la vie en proximité / Tom Dubois, Christophe Gay, Vincent Kaufmann, [et al.], (Editions de l’Aube, 2021).
Mais aussi :
- Pas le temps ! Traité sur l’accélération, de l’écrivain allemand Lothar Baier (Actes Sud, 2002) et dont on peut retrouver une critique intéressante de Stephan Gibeault sous le titre La peur de l’obsolescence dans le magazine culturel Spirale.
- Toujours plus vite : de l’accélération de tout ou presque de James Gleick, auteur américain spécialisé qui explore les liens entre science et technologie.
- La dictature de l’immédiateté, sortir du présentialisme de Stéphen Kerckhove (Editions Yves Michel, 2010).
- Trop vite : pourquoi nous sommes prisonniers du court-terme de Jean-Louis Servan-Schreiber (Albin Michel, 2010).
- Tout s’accélère, un film documentaire vivifiant de Gilles Vernet (La clairière production, 2016).
Ce film a été réalisé par un ancien trader devenu instituteur qui a eu un déclic existentiel après la lecture de l’essai Accélération d’Hartmut Rosa. Il a réorienté sa carrière afin de témoigner de son expérience, donner la parole à ses élèves de CM2 sur leur rapport au temps et proposer une réflexion philosophique sur les enjeux sociaux de la course contre le temps.
Ce film et ses projections ont donné lieu à un véritable projet pédagogique à découvrir sur le site du film. Ce site propose un kit pédagogique très accessible – un PDF de 67 pages – à destination des enseignants ou des parents pour accompagner une réflexion sur le temps et ses enjeux par des expériences et des exercices pratiques.
Gilles Vernet propose également des conférences TEDx pour expliquer et diffuser son expérience pédagogique.
Pour aller plus loin :
- La dictature de l’urgence de Gilles Finchelstein (Fayard, 2013).
Retrouvez l’épisode Quand le monde accélère du Dessous des cartes (12 mn sur YouTube) diffusée par Arte qui montre comment la dictature de l’urgence finit par produire l’effet inverse : une envie irrépressible de ralentir !
Une bonne transition pour la seconde partie de cet article à découvrir sur l’Influx : 2. Ralentissement : le temps que l’on prend.
Cet article fait partie du dossier Prendre le temps ?.
Partager cet article